Mbote ! Le lingala à la conquête du monde (Tribune)

Ph. ACTUALITE.CD

Le lingala est l’une des langues africaines les plus parlées : environ 20 millions de locuteurs en langue maternelle et 25 à 30 millions de locuteurs l'utilisant comme deuxième ou troisième langue (Michael Meeuwis 2020 ; UCLA). Il est parlé essentiellement en République démocratique du Congo et en République du Congo, dans une proportion faible en Angola, en République Centrafricaine et partout dans le monde par la diaspora congolaise et par ceux qui l’ont choisi comme langue seconde. Il est présent dans tous les domaines de la vie : politique, art, cinéma, musique, médias et fait rêver beaucoup d'apprenants à travers le monde. Mais comment cette langue née il y a à peine un siècle et demi est arrivée à conquérir le monde ? On fait le point.

Une histoire du Fleuve Congo

Tout a commencé au nord du Congo-Kinshasa vers la fin du XIXe siècle, où une langue, le « bobangi », désormais utilisée dans le commerce, devient la principale langue véhiculaire entre les communautés vivant le long du fleuve Congo (MBWATSA, 1960). Très vite, il deviendra le lingala, la langue de la capitale Kinshasa, langue de l’évangélisation, bientôt celle de l’école, et bien-sûr celle de l’armée sous Mobutu, s’enrichissant des apports d’autres langues comme le kikongo, le portugais et surtout le français. Ce qui a facilité son expansion dans l’ensemble du pays, tout comme de l’autre côté de la rive, au Congo-Brazzaville.

Au rythme de la musique et de la rumba

Le succès de la musique et de la rumba congolaises naissantes a permis au lingala de s’exporter à l’international avec Tabu Ley Rochereau, Luambo Makiadi, Papa Wemba, Mbilia belle etc. Aujourd’hui encore, le lingala rayonne grâce au succès international de Fally Ipupa, Koffi Olomide, Lokua Kanza, Maitre Gims, Dadju etc. Par ailleurs, Angélique Kidjo, Asalfo, Charlotte Dipanda, Miriam Makeba, Richard Bona, Aïcha Koné, Patience Debani, Marcia Higelin, Diamond Platnumz, Ks Bloom, nombreux sont ces musiciens francophones voire anglophones africains ou occidentaux qui chantent également en lingala et participent au rayonnement de cette langue.

Un long chemin à parcourir

Sur le plan international, outre la musique, le lingala émerge dans d’autres domaines comme le cinéma francophone où le lingala est souvent utilisé pour faire référence à l’Afrique ; la littérature francophone où nous pouvons lire des passages entiers en lingala (La plus secrète mémoire des hommes) ; le numérique qui est un outil puissant de diffusion (cours en ligne, podcast, visuels, applications web et mobile, google traduction etc.).

Cela dit, il est vrai que le lingala gagne du terrain. Cependant, il a encore tout de même un long chemin à parcourir car malgré son statut de langue nationale dans les deux Congo et sa diffusion essentiellement médiatique, sa promotion du point de vue linguistique est freinée par l’absence d’une politique linguistique efficace. Les efforts de standardisation menés par la Société zaïroise des linguistes en 1976 (harmonisation orthographique) tout comme ceux de l’Observatoire des langues du Ministère de la culture et des arts de la RDC aujourd’hui (terminologie, création du lexique scientifique et technologique) ne donnent pas de résultats, faute de vulgarisation.

Par ailleurs, accablé par le complexe sociolinguistique de ses locuteurs et par le prestige accordé au français, langue officielle dans les deux Congo et avec laquelle il cohabite, le lingala, dont le vocabulaire est envahi par du vocabulaire étranger, perd de plus en plus de terrain dans les grandes villes, particulièrement dans les milieux aisés où il est le plus souvent interdit d'usage à la maison, à l’école où il n’est plus enseigné.

Cette absence de politique linguistique et de conscience identitaire culturelle des locuteurs fait que le lingala d’aujourd’hui reste une langue orale qu’écrite. C’est ainsi que des linguistes et ingénieurs pédagogiques comme Kuanga Dida Charles, Mongaba Sene, Motingea André, Besanzami Ngono Glodi travaillent sur des ouvrages théoriques et des outils pédagogiques de référence (travaux scientifiques, manuels, grammaires, dictionnaires) pour palier à cette absence de politique linguistique et accompagner tant soit peu le lingala dans son processus d’aménagement linguistique.

Le projet Mbote-Lingala et son nouveau Dictionnaire

De ce lot d’actions en faveur du lingala, il convient de mentionner le projet Mbote- Lingala, une plateforme visant la promotion et l’enseignement-apprentissage du lingala par la conception et la diffusion des ouvrages pédagogiques et contenus de référence tels que manuels, dictionnaire, application web et mobile, cours en ligne et contenus sur les réseaux sociaux. A ce jour, deux ouvrages de référence ont été publiés par la plateforme : le manuel Mbote-Lingala A1 (avril 2021), considéré comme le tout premier manuel pour apprendre le lingala et récemment Le Dictionnaire lingala-français français-lingala (août 2022), des outils standardisés destinés aux enseignants et apprenants de lingala.

Seulement tous ces efforts d’aménagement et de promotion du lingala nécessitent une large diffusion et doivent être coordonnés dans le cadre d’un projet de planification linguistique bien défini afin d’avoir un réel impact sur les locuteurs. Les spécialistes font leur part. Il revient donc aux pouvoirs publics de mettre en place une politique linguistique consciente des enjeux de l’heure et prête à accompagner le lingala dans son émergence. Le lingala a fait du chemin, certes, mais il reste à savoir jusqu’où il peut aller.

Tribune de Besanzami Ngono Glodi ; Fondateur de Mbote-Lingala, Linguiste, Ingénieur pédagogique et Formateur des enseignants