La spécificité de la guerre en Ukraine mérite, notamment vue d’Afrique, que l’on se penche plus précisément sur le crime d’annexion. Lr professeur Hubert Petit a répondu à nos questions. Il est juriste, ancien élève et maître de conférences à l’ENA, haut fonctionnaire, ancien diplomate de l’Union européenne en RDC, avec une expérience éminente d’enseignant à l’Université de Kinshasa (UNIKIN).
Question - Pourquoi, vue d’Afrique, la guerre en Ukraine est-elle si spécifique?
Hubert Petit - La guerre en Ukraine n’est pas seulement un crime d’agression, elle est avant tout un crime d’annexion. En ce sens, elle est un bouleversement de l’ordre mondial tel qu’il fut bâti au lendemain de la seconde guerre mondiale, y compris pour l’Afrique. Le crime d’agression figure à l’article 5 du Statut de Rome qui établit la liste des crimes pour lesquels la Cour pénale internationale est compétente. Ce traité international inclut dans un sous-ensemble l’annexion par le recours à la force.
Q. – Les efforts de solution juridique du conflit ne sont-ils pas vains?
HP - En effet, l’accord préalable du Conseil de sécurité des Nations Unies bloque son effectivité dans le cas de l’Ukraine, du fait du droit de veto d’au moins une partie prenante au conflit. Les juristes les plus éminents s’emploient avec difficulté à contourner l’obstacle. En témoignent les efforts du Centre international pour la poursuite du crime d’agression (CIPA) et l’ouverture le 3 juillet 2023 du Bureau chargé d’instruire l’agression russe contre l’Ukraine.
Q. – N’y a-t-il pas « deux poids deux mesures » avec les précédents occidentaux?
HP - L’agression d’un pays ou d’une coalition contre un autre pays est souvent évoquée pour mettre sur un pied d'égalité la guerre en Ukraine et un passé conflictuel récent. Les exemples le plus souvent évoqués sont les guerres en Irak, en Afghanistan, où les Etats-Unis auraient commis les mêmes crimes que la Russie aujourd'hui. C’est le récurrent « deux poids deux mesures », qui vise à convaincre les opinions publiques pacifistes et le soi-disant « Sud global », notamment en Afrique.
Q. – Pouvez-vous préciser?
HP - Ni en Irak ni en Afghanistan, il ne fut question pour les Etats-Unis d’annexion ni d’agrandir juridiquement leur « espace vital ». Cet objectif de conquête territoriale par la soumission à un ordre extérieur fait toute la différence. En réalité, il faut remonter dans le temps pour y voir plus clair. L’Histoire nous rappelle ainsi les heures les plus sombres du XXème siècle. Du 11 au 13 mars 1938, l’Allemagne nazie annexe l’Autriche par la force, c’est l’Anschluss. Le 29 septembre 1938, ce sont les accords de Münich qui, sous la contrainte, offrent au Führer l’annexion des Sudètes. Ce poids de l’Histoire semblait révolu avant que l’Ukraine ne devienne, par un retour du tragique, la victime d’un régime en mal d’expansion territoriale et idéologique.
Q. – Vous savez que la RDC est victime d’agression dans l’Est du pays, est-ce comparable?
HP – C’est un excellent exemple. Imaginez qu’un pays voisin de la RDC envahisse par la force un quart de son territoire à l’Est, puis déclare que ces zones conquises sont annexées et font désormais partie intégrante du pays voisin et que les « nouvelles réalités territoriales » doivent être reconnues par la RDC et la communauté internationale. Les pays de l’Union africaine décident alors d’envoyer des armes à la RDC pour qu’elle se défende mais des Etats dans le monde sont contre le soutien militaire à la RDC, ils disent qu’ils sont neutres, que c’est un problème africain, qu’il ne faut pas s’en mêler, qu’il faut accepter ce qu’a fait le pays voisin, ou même ils soutiennent que le pays voisin a raison d’annexer une partie de la RDC. Maintenant, remplacez pays voisin par Russie, RDC par Ukraine, Union africaine par Union européenne, problème africain par problème européen. Gardez le reste. CQFD.
Q. – Le crime d’annexion va-t-il donc au-delà du crime d’agression?
HP - Oui, en effet. Si le droit international ne définit pas stricto sensu le crime d’annexion, il serait à tout le moins opportun politiquement de l’évoquer plus ouvertement dans le débat géopolitique et la guerre informationnelle car il franchit un cap au-delà de l’agression. Tous les pays du monde devraient proclamer « Plus Jamais Ça! », ni en Europe, ni en Afrique. Sinon, est-ce que la RDC serait un possible prochain exemple de crime d’annexion ?
Q. – Vu d’Afrique, quel est le message à faire passer?
HP - Dans le dialogue diplomatique avec des pays apparemment neutres, tels le Brésil, l'Inde ou l'Afrique du Sud, il serait judicieux de leur dire haut et fort que tous doivent condamner le crime d'annexion avec assimilation forcée de la population d’un Etat voisin, en violation de son intégrité territoriale et de sa souveraineté. Ce principe n’est pas négociable, vu d’Afrique ou d’ailleurs, c’est le respect du droit international.