Grâce aux documents « Congo Hold Up », Mediapart et Investigate Europe révèlent que la société pétrolière française Perenco a payé 1,3 million de dollars à des entreprises contrôlées par des très proches de Joseph Kabila, lorsqu’il était président du Congo-Kinshasa.
« Mon endroit préféré sur la terre. » Sur la photo, Nicolas Wan croise les jambes devant un escalier qui descend dans les eaux du fleuve Congo. Au coucher du soleil, la vue de l’estuaire depuis l’île de Mateba est à couper le souffle. Signe de sa très grande proximité avec Joseph Kabila, président de la République démocratique du Congo (RDC) jusqu’en 2019, Nicolas Wan poste régulièrement sur les réseaux sociaux des photos de ce petit paradis de 100 km2.
Car depuis que sa grand-mère Virginie et son père Alain, l’ont vendue à Joseph Kabila, Mateba est devenue une île présidentielle. Riche d’un patrimoine de plusieurs centaines de millions d’euros, amassé notamment grâce au détournement de fonds publics, Joseph Kabila y a fait transporter par cargo, avec l’aide d’Alain Wan, 450 animaux sauvages, zèbres, buffles et girafes de Namibie.
La famille Wan a pu enregistrer à Mateba une mystérieuse société : Établissement Kuntuala ou ETS Kuntuala. Une bonne fée s’est penchée sur le berceau de l’entreprise. Juste après l’ouverture de son compte à la banque BGFI RDC, une première opération apparaît le 13 février 2015 : un virement de 272 914 dollars au bénéfice de ETS Kutuala, effectué par Perenco, la deuxième compagnie pétrolière française.
Et ce n’est pas tout. Entre 2014 et 2015, Perenco a effectué au total quatorze virements à des sociétés contrôlées par le premier cercle de Joseph Kabila, à l’époque président du Congo Kinshasa, pour un total de 1,3 million de dollars. C’est ce que révèle une enquête du collectif de journalistes Investigate Europe et de Mediapart, basée sur les documents « Congo Hold Up », une fuite de données issue de la BGFI Bank, obtenue par l’ONG Plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) et Mediapart.
Contacté, Perenco dément avoir versé des fonds à ETS Kuntuala, alors même que le virement apparaît clairement dans les documents de la banque. Concernant les autres opérations, l’entreprise indique qu’elle n’était plus en affaires avec les sociétés concernées lorsque les virements ont été effectués. La BGFI ne nous a pas répondu.
Unique producteur de pétrole du pays, les agissements de Perenco en RDC sont depuis neuf mois dans le viseur de la justice française. En Novembre 2022, Investigate Europe et les ONG Disclose et EIF révélaient 167 signalements de pollution liés aux activités de ses puits. Dans la foulée, les ONG Sherpa et les Amis de la Terre portaient plainte contre Perenco pour préjudice écologique. Et en mars dernier, le magazine Challenges dévoilaitque l’entreprise faisait l’objet de plusieurs enquêtes du Parquet national financier pour corruption d’agents publics dans des pays africains, sans révéler lesquels.
En dépit de ses déboires judiciaires, les activités de Pérenco se portent à merveille en RDC, l’un des cinq pays les plus pauvres du monde. Pour ses seuls gisements offshore, Perenco déclarait 196 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2021, selon les documents des sociétés du groupe immatriculées dans le paradis fiscal de Guernesey.
Perenco n’est pas cliente de la BGFI, qui a servi à détourner au moins 138 millions de dollars d’argent public au bénéfice du clan Kabila, et qui était dirigée jusqu’en mai 2018 par le frère adoptif du président. En revanche, deux des filiales locales de la société pétrolière (Perenco REP et MIOC), ont effectué des paiements suspects à des entités dont les comptes étaient hébergés à la BGFI. Dont la mystérieuse société ETS Kuntuala, bénéficiaire de 272 914 dollars.
Les dirigeants de Perenco, dont l’ancien directeur financier du groupe, Jean-Michel Runacher, qui, à cette époque est également l’un des dirigeants de Perenco REP, aurait-il du y regarder de plus près avant de valider le virement ? Sans doute, s’il on en croit les lignes de conduite stricte affichées par le géant pétrolier sur son site. Perenco veille à « éviter tout paiement illégal, y compris à ses clients et aux gouvernements ». Par ailleurs, elle « évite tout conflit d’intérêts, y compris toute transaction qui pourrait être perçue comme telle ».
De toute évidence, le paiement à ETS Kuntuala appartient à cette dernière catégorie. Cette société appartient à la famille Wan. Alain, le patriarche, en est le directeur, et sa mère, alors âgée de 78 ans, en est la bénéficiaire effective. Citoyen belgo-congolais, Alain Wan fait partie du premier cercle d’affaires de Joseph Kabila. Avec son ami d’enfance, Marc Piedboeuf, ils ont monté une myriades de sociétés en RDC et dans plusieurs paradis fiscaux, dont des opérations à plusieurs dizaines de millions de dollars au profit du Palais, comme l’a révélé notre enquête « Congo Hold Up ». A tel point qu’ils étaient soupçonnés d’agir pour le compte du président lui-même.
On retrouve le duo Wan-Piedboeuf dans plusieurs affaires de détournement de fonds publics au profit du clan Kabila. Ils ont créé société agricole Grands Élevages du Bas-Congo (GEL), propriétaire de l’île de Mateba, rachetée par le président lui-même via sa holding Ferme Espoir, et dont Marc Piedboeuf apparaissait comme le gérant dès 2014. Le duo avait aussi auparavant fondé l’entreprise Port de Fisher, dont Kabila est le principal actionnaire depuis 2015, et en enfin l’entreprise d’importation et de distribution de poisson Egal, qui a reçu en toute illégalité 43 millions de dollars de la Banque centrale du Congo.
En plus de l’enregistrement sur l’île présidentielle et du CV de ses sulfureux propriétaires, nous avons découvert d’autres éléments suspects au sujet de ETS Kuntuala. Tout d’abord, la destination des 272 914 dollars versés par Perenco. L’argent a été reversé à MW Afritec, la société de BTP du duo Wan-Piedboeuf, à hauteur de 156 000 dollars ; à la filiale locale d’une société pétrolière sud africaine, ENGEN RDC, pour 50 000 dollars ; tandis que 48 000 dollars ont été retirés en liquide.
Autre élément troublant : à la BGFI, le même compte bancaire était attribué à deux entités différentes : ETS Kuntuala pour les opérations internationales, et Kuntuala Mining SAS pour les virements nationaux (notre document ci-dessus).
Ce procédé semble irrégulier car il crée une confusion susceptible d’empêcher de tracer les opérations. « Ce n’est pas normal, pour faire ce type de manipulation, il faut la complicité du directeur des opérations de la banque », commente Jean-Jacques Lumumba, ancien banquier de la BGFI et lanceur d’alerte.
C’est d’autant plus suspect qu’il n’y aucune trace de Kuntuala Mining au registre du commerce de la RDC, alors même que l’entreprise possède depuis 2014 une licence minière à Boma. ETS Kuntuala est pour sa part officiellement enregistrée, et gère une agence maritime et une carrière de grès, très probablement la même que celle de Kuntuala Mining.
« Au sujet de Kuntuala, Perenco n’a jamais eu de contrat avec cette société et ne lui a jamais effectué de payement », nous a indiqué un porte-parole de la société. Contactés, la BGFI, Alain Wan et MW Afritec n’ont pas répondu.
La société pétrolière française n’est pas l’unique bienfaiteur de la nébuleuse Kuntuala. Entre 2015 et 2019, son compte à la BGFI a été alimenté essentiellement par GEL, une entreprise de Joseph Kabila, par des sociétés du duo Wan-Piedboeuf ainsi que par des dépôts en liquide.
Dernière preuve de la proximité entre ETS Kuntuala et l’ancien chef de l’Etat : en 2017, l’entreprise et Alain Wan sont devenus les uniques propriétaires de COETE, une société spécialisée dans les hydrocarbures, dont les précédents actionnaires incluaient GEL (10%) et Kwanza SA (50%), dont le nom n’est pas sans rappeler Kwanza Capital, la banque d’investissement secrète de la famille Kabila, révélée par l’ONG américaine the Sentry.
Enfin, le compte bancaire de ETS Kuntuala a émis un virement de 10 000 dollars effectué depuis l’agence locale de la BGFI à Matadi (Kongo central), dont le destinataire réel a été modifié manuellement dans le système informatique pendant l’opération par un employé probablement haut placé de la BGFI. Les fonds ont été au final retirés en liquide.
« C’est une machine à recycler des sous, affirme Jean-Jacques Lumumba à qui nous avons montré les relevés bancaires. Wan et Piedboeuf sont devenus les hommes de mains de Kabila dans la région du Kongo Central donc ça ne m’étonne pas de les voir faire affaires avec Perenco qui est présent dans cette partie de la République ».
Ces paiements de Perenco sont d’autant plus troublants qu’ils ont été effectués peu avant l’adoption, en 2015, du nouveau code des hydrocarbures. Il avait été question à l’époque que les privilèges fiscaux des entreprises extractives opérant en RDC soient réformés. Mais Perenco a au final conservé son régime fiscal très favorable jusqu’en 2043.
En plus de baptiser l’ouverture du compte d’ETS Kuntuala avec le juteux virement, Perenco a, à la même époque, resserré aussi ses relations d’affaires la société phare du duo Wan-Piedboeuf : MW Afritec, spécialisée dans les travaux publics.
Une filiale locale de la société pétrolière, Muanda international Oil corporation (MIOC), a effectué neuf virements à MW Afritec entre 2014 et 2015, pour un total de 1 million de dollars.
Ces opérations auraient du alerter le service conformité de Perenco. Historiquement, c’est via MW Afritec qu’a été scellé le rapprochement entre le duo Wan-Piedboeuf et la présidence au début des années 2010, quand Kabila « veut mettre la main sur le Kongo Central », indique Jean-Jacques Lumumba. La société de BTP a raflé un nombre impressionnant de marchés publics, dont certains ont bénéficié de financements de l’Union européenne et de la Banque mondiale. Son chiffre d’affaires « va être multiplié par cinquante », d’après Le Monde.
La société dispose d’une sœur jumelle, Afritec MW SA, enregistrée au Iles Marshall, propriétaire du superyacht Enigma, attribué par Le Monde au président congolais lui-même. L’enquête Congo Hold Up, a révélé par la suite qu’une partie des travaux de rénovation du navire de luxe a été financée grâce à un détournement de fonds publics, via une société nommée Port de Fisher, transférée à Joseph Kabila deux ans plus tard.
Comment justifier ce million déposé par Perenco sur le compte d’Afritec ? D’après un document interne de la BGFI d’octobre 2015, le groupe pétrolier avait commandé cette année là pour 910 000 dollars de concassés et de location de bateaux auprès de la société de BTP.
Contacté, la société pétrolière française livre une toute autre explication : « En 2008, Perenco a accepté la demande des autorités locales de financer la reconstruction de la piste d'atterrissage de Muanda - une infrastructure essentielle pour les opérations du groupe - pour un montant d'environ 1 million de dollars, justifie un porte-parole. Les travaux de construction ont été entrepris par Afritec. » Perenco ajoute avoir par ailleurs acheté des prestations logistiques à Afritec « jusqu’à environ 2010 » et affirme n’avoir jamais identifié de lien entre l’entreprise et le gouvernent.
Ni les dates, ni l’objet des payement avancés par Perenco ne correspondent aux données de la BGFI. Interrogée sur ces contradictions, l’entreprise a refuser de répondre. Contactés, Alain Wan et Afritec n’ont pas répondu.
Il faut dire que ces révélations n’arrivent pas au meilleur moment pour le numéro 2 du pétrole en France. Le gouvernement congolais a lancé l’an dernier un appel d’offres pour 30 nouveaux blocs pétroliers et gaziers, dont les résultats ne sont pas encore connus.
Positionné sur deux blocs au Kongo Central, Perenco a mis toutes les chances de son côté: le groupe français a offert, le 5 juillet dernier, quatre jeeps flambant neuves au ministère des hydrocarbures congolais. Interpellé à ce sujet par l'ONG Greenpeace, Perenco a répondu que les véhicules viennent d'être réceptionnés, mais que le groupe avait accepté de faire ce don « au début de l’année 2022, avant que les appels d’offres ultérieurs ne soient lancés », suite à une demande du ministère des hydrocarbures.
Yann Philippin et Leïla Minano, Maxence Peigné et Louis Riga (Investigate Europe)