L’arrêt Rconst 2259 rendu le 31 mai 2024 par la Cour constitutionnelle suscite, comme il en est de coutume pour tout arrêt emblématique, des réactions diverses dans le milieu des praticiens du droit. Le reproche principal formulé contre cet arrêt est que la Cour constitutionnelle n’a pas le pouvoir de s’attribuer, par elle-même, la compétence de censurer la conformité, à la Constitution, des actes juridictionnels des autres juridictions, en l’espèce les arrêts du Conseil d’Etat.
Pour nous, longtemps préoccupé par la problématique du mal jugé après épuisement des voies de recours, spécialement la violation des droits fondamentaux commis en premier et dernier ressort, nous soutenons un avis contraire à celui exposé ci-dessus. Nous saluons, sur la question querellée, la position courageuse de la Haute Cour que nous soutenons en deux points : i) le pouvoir prétorien du juge constitutionnel, ii) la voie de sortie contre les violations des droits fondamentaux et des garanties procédurales commises en dernier ressort.
Le Pouvoir prétorien, expression héritée de l’ancien droit romain, désigne le pouvoir reconnu au juge de produire une jurisprudence qui retient une solution au-delà de la loi ou dans le silence de la loi.[1] C’est le pouvoir créateur du droit par le juge. Il n’est pas une invention de la Cour constitutionnelle congolaise.
S’agissant de la compétence prétorienne de la Cour constitutionnelle, les lecteurs avertis de la jurisprudence de cette Cour savent que cette compétence est aussi vielle que la constitution du 18 février 2006 qui crée cette Cour. Elle ne devrait donc pas surprendre ni faire partie du débat d’actualité. En effet, c’est depuis le 31 juillet 2007, soit une année après la promulgation de la Constitution susvisée que la défunte Cour suprême de justice, agissant en lieu et place de la Cour constitutionnelle, a élargi pour la première fois sa compétence sur le contrôle de constitutionnalité, en y incluant les actes d’assemblée – entendez motions et résolutions – qui ne sont pourtant pas énumérés aux articles 160 de la Constitution et 43 de la loi organique n°13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle. Il en a été ainsi jugé sous RConst.51/TSR du 31 juillet 2007, Trésor Kapuku Ngoy c/ Assemblée Provinciale du Kasaï Occidental ; RConst.062/TSR du 26 décembre 2007, Célestin Cibalonza Byaterana c/ Assemblée Provinciale du Sud Kivu et RConst. 078/TSR du 04 mai 2009, José Makila Sumanda c/ Assemblée provinciale de l’Equateur,
A l’avènement de la Cour constitutionnelle, cette compétence a été confirmée et circonscrite par la Haute Cour sous Rconst 356 du 10 mars 2017, Aff. Cyprien Lomboto Lombonge c/ l’Assemblée provinciale de la Tshuapa, qui a jugé que lorsqu’une motion de défiance ou de censure qui n’est ni un acte législatif, ni un acte règlementaire, mais un acte d’assemblée qui ne relève pas, en principe, de sa compétence, viole néanmoins les droits auxquels la Constitution consacre une protection particulière, la Cour constitutionnelle, gardienne des droits fondamentaux et des libertés publiques doit affirmer sa compétence en application des articles 1er , 149 al 2 et 150 al 1er de la Constitution. C’est sur base de cette compétence prétorienne que les justiciables bénéficient aujourd’hui de l’accès à la justice pour agir contre les actes d’assemblée qui portent atteinte aux droits fondamentaux.
Les violations des droits fondamentaux garantis par la Constitution, au nombre desquels figurent les garanties procédurales, désignent toute atteinte portée contre les Droits humains et les libertés publiques prévus principalement aux chapitres 1er, 2 et 3 du titre II de la Constitution du 18 février 2006. Elles peuvent être commises non seulement par les pouvoirs législatifs et exécutif, mais également – et c’est de plus en plus récurent – par le pouvoir judiciaire. Il en est ainsi parce que dans un Etat de droit, le respect de la Constitution ne s’impose pas qu’aux actes législatifs et règlementaires. Il s’impose également aux actes juridictionnels, œuvre du pouvoir judiciaire, avec cette particularité que, les violations des droits fondamentaux commises par les décisions judiciaires ne peuvent être corrigées que lorsqu’elles sont commises au premier degré, en application des voies de recours, comme tout autre mal jugé. A l’inverse, lorsqu’elles émanent des actes juridictionnels rendus en premier et dernier ressort, elles deviennent insusceptibles des voies de recours. Par conséquent elles sévissent et se font accepter en violation flagrante de la constitution.
Nous sommes d’avis que cette situation devrait changer. Le contrôle de constitutionnalité institué par la Constitution du 18 février 2006, offre une voie de solution. Pour ce faire, il suffit d’opérer un distinguo entre le mal jugé commis en dernier ressort qui porte sur la violation d’une loi ordinaire et celui qui porte sur la violation de la Constitution elle-même. Si le mal jugé qui porte sur la violation d’une loi ordinaire peut subsister après épuisement des voies de recours, faute de juridiction pouvant le censurer, il ne peut plus en être le cas pour le mal jugé qui porte sur la violation d’une disposition constitutionnelle, spécialement les droits fondamentaux, étant donné que le constituant qui a institués ces droits a pourvu à l’existence d’un juge chargé d’en assurer le respect par la voie du contrôle de constitutionnalité. Il y va, dès lors, de l’intérêt du droit de soumettre au contrôle de constitutionnalité les actes de juridiction rendus en premier et dernier ressort qui portent atteinte aux droits fondamentaux ou qui violent directement toute autre disposition de la Constitution. Ne pas le faire serait aberrant.
La question de droit qui semble diviser les penseurs à ce sujet, celle de savoir sur base de quel texte le juge constitutionnel fonde sa compétence pour contrôler la constitutionnalité des actes juridictionnels lorsque l’on sait que la compétence matérielle est d’attribution, a trouvé sa réponse par la notion du pouvoir prétorien du juge constitutionnel, constituant dérivé. Par cette notion, la Haute Cour a étendu davantage, et à bon droit, le champ d’application du contrôle de constitutionnalité en y incluant les actes juridictionnels depuis son arrêt Rconst 1800 du 22 juillet 2022, aff. CENI c/ les arrêts REA 183 du 27 mai 2022, REA 189/182/190 du 02 juin 2022 et REA 179/188/184/185 du Conseil d’Etat, tout en prenant le soin d’encadrer ce contrôle par deux conditions que doit remplir la requête en inconstitutionnalité dirigée contre les décisions judiciaires : i) la violation d’un droit fondamental suffisamment démontrée, ii) l’inexistence d’une autre juridiction pouvant corriger cette violation.
Dans le cas de l’arrêt Rconst 2259, Il nous semble que ces deux conditions sont réunies. Cependant, la violation, par ricochet, de l’article 12 de la Constitution sur l’égale protection des lois, reprochée à l’arrêt REA 421 déféré, suscite la question de savoir si l’atteinte au droit fondamental qui justifie la compétence de la Haute Cour doit porter sur la violation directe de la Constitution ou si elle peut porter sur la violation d’une loi ordinaire qui induit, par effet d’entrainement, une violation indirecte de la Constitution, comme la Cour l’a retenu en l’espèce, en jugeant que la violation des articles 58 et 75 de la loi électorale, par l’arrêt REA 421 du Conseil d’Etat, a entrainé violation de l’article 12 de la Constitution.
N'en serait-il pas autrement si l’atteinte au droit à l’égale protection des lois était correctement prise de la violation des principes de l’égalité et du secret du scrutin garantis par l’article 5 alinéa 4 de la Constitution qui sont aussi fondamentaux que l’égale protection des lois ?
En effet, l’article 5 alinéa 4 de la Constitution énonce que : « le suffrage est universel, égal et secret. Il est direct ou indirect.» Sans nous étendre sur l’égalité du scrutin sur lequel la Cour s’est refusée de se prononcer, fort dommage, au détriment de la spécificité électorale de la question lui soumise, il reste néanmoins une évidence : le vote étant couvert par le secret, en affirmant que les 5 électeurs qui se sont fait assister lors de l’élection du Gouverneur du Kongo Central avaient tous voté pour le candidat Nkuanga Masuangi Bilolo Grâce, sans démontrer comment il l’a su, le juge du Conseil d’Etat a agi au-delà de la simple subjectivité, que la Cour a retenue. Il a porté atteinte à l’égalité et au secret du scrutin consacrés par l’article 5 alinéa 4 de la Constitution, et par voie de conséquence, au droit à l’égale protection des lois, cristallisé à l’article 12 de la même Constitution, en ce qu’il aura méconnu au candidat Nkuanga Masuangi Bilolo Grâce le caractère secret de son vote. Ainsi retenues, toutes les atteintes portent directement sur des dispositions constitutionnelles.
Juvénal M Mwashal
Doctorant à la Faculté de droit
Avocat
[1] Gerard Cornu, Vocabulaire juridique, 12è éd, Paris, Puf 2018, pp 801-102