Ernest Wamba dia Wamba – l’étrange destin d’un homme-paradoxe

Ernest Wamba Dia Wamba

Par Pascal K Kambale

Ernest Wamba dia Wamba est mort le 15 juillet 2020. Alors qu’à l’extérieur, dans les milieux académiques et panafricanistes on a salué la disparition d’un immense intellectuel, un des meilleurs historiens et théoriciens de la pensée politique de l’Afrique contemporaine, c’est à peine que dans son propre pays on a invoqué la mort d’un chef rebelle, le tout premier président du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) créé à l’initiative du Rwanda en aout 1998 – avant de prendre la tête de l’aile pro-Ouganda ‘Mouvement de libération’ (le RCD-ML) l’année suivante.

Quasiment chacune des personnalités qui ont marqué l’histoire politique de la RDC porte ce genre de paradoxes qui, parfois, déroutent observateurs et chercheurs. Les problèmes de gouvernance auxquels le pays est confronté depuis son enfantement en 1960 sont traversés des mêmes paradoxes que les personnalités qui les ont influencés. Un des paradoxes les plus récurrents concerne le rôle de l’extérieurs. D’une part, l’extérieur fait partie du problème et donc aucune solution n’est possible sans l’extérieur. D’autre part, cependant, il y a une longue tradition de se méfier de tout ce qui vient de l’extérieur. Les mêmes acteurs qui ont invité l’extérieur par méfiance ou mépris des solutions internes ont parfois été les plus prompts à rejeter l’ingérence extérieure. Après avoir été le symbole des ingérences néocoloniales durant les trois ans de la sécession du Katanga, Moise Tshombe a, aussitôt devenu premier ministre, pris un ton nationaliste qui a dû étonner ses anciens maitres. En 1966, Mobutu a repris à son compte et exécuté presque à la lettre tout le programme nationaliste proposé par ses anciens adversaires lumumbistes de l’UGEC. 

Le Professeur Ernest Wamba dia Wamba a commencé sa carrière politique au milieu des années 1950 comme jeune militant de l’ABAKO, alors fer de lance du mouvement nationaliste. Deux semaines avant sa mort, le président Felix Tshisekedi a formellement reconnu le rôle fondateur du président Kasavubu, comblant ainsi un des plus profonds trous de notre mémoire collectif. De tous les pères fondateurs de notre pays, Kasavubu a été le premier à exiger l’indépendance qu’il voulait « immédiate ». Pour vaincre la résistance coloniale, son parti ABAKO a lance l’un des plus vastes mouvements de désobéissance civile de l’histoire des luttes anticoloniales. Ce sont les militants de base comme le jeune Ernest Wamba qui ont fait le succès de cette lutte héroïque. 

Ce feu nationaliste qui n’a plus jamais quitté le professeur Wamba lui a valu d’être célébré comme un des plus brillants panafricanistes par des générations d’intellectuels à travers le continent. Pour l’immense majorité de congolais, cependant, Wamba dia Wamba n’est que l’un des nombreux traitres qui ont accepté d’être utilisés par des puissances étrangères contre l’indépendance et l’intégrité territoriale de leur propre pays. Pour la petite poignée de congolais qui ont eu le privilège de le côtoyer de plus près alors qu’il dirigeait une des factions rebelles qui ont semé le poison dont l’Ituri et les Kivu souffrent des conséquences encore aujourd’hui, Wamba n’a été qu’un naïf au mieux, sinon un illusionniste. 

Il y a plusieurs raisons à ce paradoxe.

La lutte pour la démocratie à partir des années 1990 a longtemps opposé les partisans de la ligne radicale (ceux qui croyaient que la défaite de la dictature passait par l’élimination politique de Mobutu) et les forces du changement pacifique qui étaient prêts à accepter la présence de Mobutu dans le jeu politique pourvu que lui-même acceptât de se soumettre aux nouvelles règles du jeu démocratique élaborées au cours de la Conférence Nationale Souveraine (CNS) de 1992. Les partisans de la ligne radicale étaient surtout recrutés dans la diaspora, en particulier dans les cercles intellectuels progressistes. Ils avaient en commun le mépris de la CNS, qu’ils considéraient comme un exercice futile, inutilement long, que Mobutu allait finir par phagocyter à son avantage.  Dans leur grande majorité, les organisations de la société civile (églises, organisations des droits de l’homme, organisations paysannes, organisations professionnelles, syndicats des étudiants) étaient partisanes de la ligne réformiste. 

Quand la première guerre éclate en octobre 1996, la réaction des Congolais suit cette division. Les partisans de la ligne radiale ont tendance à la considérer comme une guerre de libération, à sympathiser avec l’AFDL et à minimiser le rôle de l’Ouganda et du Rwanda. Les partisans de la ligne réformiste y voient une guerre d’invasion, mettent en avant le rôle des acteurs extérieurs et considèrent les congolais de l’AFDL comme de simples figurants. 

Le rôle des acteurs étrangers et le sort des reformes en cours ont donc constitué une ligne importante de division dès les premiers jours de la guerre. On apportait à la rébellion AFDL un soutien d’autant plus immédiat et enthousiaste qu’on éprouvait mépris, dédain, voire hostilité à l’égard de la CNS et de ses reformes. Le professeur Wamba avait brièvement participé à la CNS mais s’en était retourné à son université en Tanzanie aussitôt qu’ont apparu les premiers signes de la volonté de Mobutu de frustrer ce forum populaire. Certains parmi les réformistes ont fini par soutenir la rébellion. Mais c’était plutôt un soutien tactique, une voie raccourcie pour vaincre plus vite le système Mobutu qui semblait déterminé à contourner toutes les résolutions de la CNS. Aussitôt que l’AFDL avait pris le pouvoir, ces réformistes ont fait pression sur le régime pour le rétablissement des règles démocratiques définies à la CNS – chose que l’AFDL ne souhaitait pas faire. Les réformistes ont également manifesté pour le retour dans leur pays des étrangers (surtout rwandais) qui étaient trop visibles dans les institutions politiques et militaires – chose que l’AFDL était incapable de garantir.

La deuxième guerre (à partir d’aout 1998) a été une réaction à l’échec de la stratégie de la première guerre. Lorsque le Rwanda crée le RCD et l’Ouganda le MLC, ils veulent faire jouer aux congolais un rôle plus important qu’avec l’AFDL deux ans plus tôt. Pour cela ils recrutent surtout des personnalités locales plus connues de la population que ne l’étaient Laurent-Desire Kabila et ses compagnons : JP Bemba (fils de Jeannot Bemba, le très populaire président de la chambre de commerce), Lunda Bululu (ancien premier ministre), Mbusa Nyamwisi (frère d’un populaire leader du stratégique « Grand Nord » du Nord-Kivu), etc. Ils ne recrutent qu’une petite poignée de congolais de la diaspora, et uniquement pour donner un vernis progressiste et panafricaniste à cette seconde invasion. Il est important de remarquer que certains intellectuels progressistes de gauche ont été contactés mais ont refusé de joindre la rébellion. Détail important : tous ceux qui ont accepté de joindre la rébellion n’étaient pas partisans des acquis de la CNS (c’est le cas de Ernest Wamba et Jacques Depelchin) alors que beaucoup de ceux qui avaient été contactés mais ont refusé de joindre avaient été membres de la CNS (c’est le cas du prof. Georges Nzongola).

Wamba et Depelchin ont fait toute leur carrière académique à l’étranger. Contrairement à certains de leurs collègues (comme Georges Nzongola ou MbayaKankwenda), ils sont rarement retournés au pays pour y enseigner ou pour prendre part à la lutte démocratique. La plupart de leurs écrits étaient en anglais et paraissaient dans des journaux peu accessibles aux Congolais.   

La première fois donc que le Prof Wamba est présenté aux Congolais c’est comme responsable d’un groupe armé qui était encore plus impopulaire que l’AFDL. Autant la guerre de l’AFDL en 1996 avait une couverture légitime (la lutte contre les Interhamwe et contre Mobutu) autant le RCD en 1998 a eu du mal à justifier sa rébellion contre Kabila. Dépourvus de légitimité auprès des populations des territoires occupés, les rebelles ont dû recourir à la force brutale et aux violations massives des droits de l’homme pour asseoir leur autorité. Tout le vernis nationaliste et progressiste de Depelchin et Wamba ne pouvait couvrir le fait que les deux ailes du RCD et le MLC de Bemba ne servaient que de paravent à l’occupation rwandaise et ougandaise. 

Le RCD n’avait pas plus de quelques semaines d’existence que déjà il jetait des contradictions presque existentielles a la figure de Wamba et des nationalistes comme lui. Alors qu’il était Président du RCD et qu’il en dirigeait le Conseil Politique, Wamba a appris qu'une société d'exportations des ressources avait été créée, qu’un de ses collaborateurs, Emmanuel Kamanzi, en avait été nommé directeur et que toutes les transactions financières passaient par une banque rwandaise – tout cela à son insu. Et ce n’était que le début des surprises désagréables. 

Comme il témoignera plus tard, « je venais d'apprendre que certains membres venaient de s'acheter des villas à Johannesburg, Kampala et la Banque Manhattan m'informa qu'un membre y a versé dans son compte un très grand montant d'argent. J'avais pris la décision de demander un audit international et j'ai écrit avec copies aux alliés. Ceci créera la vraie raison de la confrontation ouverte [entre membres du RCD]. » Inutile de préciser que l’audit n’a jamais vu la lumière du jour. 

L’homme intègre qui avait fui la CNS parce que dégouté par des interminables négociations avec des mobutistes corrompus, se trouvait donc désormais dans une mare à crocodile plus sale que la CNS, dans laquelle il s’embourbait avec des espèces encore plus corrompues que les mobutistes.

Pour apprécier le calvaire du prof Wamba dans la rébellion, rien de mieux que de l’écouter dans ses propres paroles.

Sur les deux guerres Rwanda-Ouganda à Kisangani : « …il y a eu un conflit autour de l'exploitation des diamants. Le Rwanda et l'Ouganda tous deux chacun voulait le monopole ; avec le chef propriétaire des terres à Banalianous voulions un commerce libre. C'est le conflit autour des comptoirs de ces deux pays qui conduira à la guerre. […] Ce serait trop longtemps de parler de tout le déroulement de la guerre. A l'issue de la guerre, le Rwanda et l'Ouganda et je crois RCD/Goma s'étaient entendus, en notre absence, que le RCD/K devait quitter Kisangani ne laissant que quelques représentants. Nous n'avions pas eu l'occasion de donner notre point de vue sur la guerre et exprimer nos doléances. »

Sur ses rapports avec les soldats : « J'avais aussi demandé que les soldats qui étaient avec moi soient avec d'autres sous un seul commandement. Ceux de mes gardes rapproches venant avec moi de Goma, n'ont pas voulu et sont rentrés. Je les avais accusés d'avoir déserté. A Goma, avant leur retour là-bas, on va m'accuser de les avoir écartés parce que Tutsi. Un mouvement va se faire m'accusant d'être anti-Tutsi. Après l'écoute des enregistreurs que ces soldats avaient fait à mon insu, c'était clair que je les accusais de déserteurs. […] Là où je passais la nuit, je devais changer de chambre parfois trois fois par nuit. J'étais une fois visité pas un groupe des militaires qui voulaient m'amener à une réunion. Je me suis souvenu de Kisase Ngandu, j'ai refusé disant qu'on pouvait tenir la réunion chez moi ; les militaires ne peuvent pas convoquer le président à une réunion. »

Sur ses rapports avec ses collaborateurs : « …il y a eu une série de choses qui nous opposaient. Une réunion de réconciliation était convoquée à Goma, en mai 1999, avec la présence des représentants Rwandais, Ougandais et Tanzaniens. On ne s'était pas consultés pour la réunion. Nyarugabo, mon vice-président, convoqua, à mon insu, une réunion du soi-disant Collège des Fondateurs non prévu par l'Accord Politique. J'ai refusé d'y participer. »  

A propos de ses collaborateurs justement, le bras de fer engagé avec ses deux adjoints au RCD-ML, MbusaNyamwisi et John Tibasima Ateenyi, et le rôle malsain de l’Ouganda dans ce bras de fer ont fini par avoir raison de la patience du vieux professeur. A trois reprises au cours de l’année 2000, Mbusa et Tibasima ont essayé de déchoir Wamba qui, chaque fois, n’a pu sauver son fauteuil de président que grâce à l’intervention des ougandais. Alors qu’il cumulait les fonctions de président et de ministre de la défense, Wamba a appris que chacun de ses deux adjoints procédait à des recrutements parallèles dans la branche armée du mouvement et que les recrues venaient de leurs tribus respectives, Nande et Hema. En réaction, Wamba a cherché à cultiver les faveurs des cadres et soldats Lendu en plus de créer une garde prétorienne, la PPU (Presidential Protection Unit), dont il a recruté les membres parmi les ex-FAZ de Mobutu et les déserteurs FAC de L-D Kabila. Comme s’il n’était pas assez pour un ancien pourfendeur de la « soldatesque de Mobutu » de se mettre sous la protection d’ex-FAZ, la PPU a valu à Wamba des accusations de tribaliste, la plupart de ses soldats venant du Kongo Central et des provinces autres que l’Ituri et le Nord-Kivu. 

Museveni est intervenu à chaque crise, c’est-à-dire pratiquement tous les deux mois, en convoquant les trois protagonistes à Kampala et en évitant de donner raison à l’un ou à l’autre camp. Cela a accru la méfiance entre les trois dirigeants. Le besoin de protection qui en a résulté les a poussés vers une frénésie de recrutements parallèles sur base ethnique, ce qui a provoquel’éclatement de l’APR (Armée du peuple congolais, la branche armée du RCD-ML) en plusieurs sous-armées ethniques rivales. C’était le début du long conflit sanglant dont l’Ituri a, aujourd’hui encore, de la peine à sortir.

Le professeur Wamba dia Wamba s’était muré dans un long mutisme dont il profitait pour finaliser ses mémoires. Il faut espérer que le manuscrit en soit vite retrouvé et publié. Même inachevés, les mémoires de Wamba seront riches en enseignements. Sur le plan général, on espère trouver dans ces mémoires la clé de l’énigme qui, deux décennies plus tard, continue de noircir le ciel au-dessus de toute la partie orientale de notre pays. Sur un plan plus personnel, nous en saurons peut-être un peu plus sur le drame cornélien qui a été le lot quotidien du vieux professeur alors qu’il essayait de concilier ses convictions avec un destin imposé par des amis de plus en plus encombrants. Comment vit-on son quotidien quand, voulant éviter les difficiles compromis d’un processus politique interne tel que la CNS, on se retrouve prisonnier des compromissions avec des puissances extérieures ? Voilà une question sur laquelle on aurait voulu entendre le professeur Ernest Wamba dia Wamba.

Pascal Kambale, militant des droits de l’homme