RDC/Angola : SJL Aeronautica, Congo Airways et la “concurrence déloyale”

Félix Tshisekedi descendu d'un aéronef de SJL Aeronautica
Félix Tshisekedi descendu d'un aéronef de SJL Aeronautica

Byline : La rédaction d’actualite.cd avec John Dell’Osso (PPLAAF) et Micael Pereira (Expresso)

C’est à bord d’un avion siglé “SJL” que le candidat-président Félix Tshisekedi est arrivé à Moanda au Kongo Central, le 20 novembre 2023. Il y promet en ce deuxième jour de campagne que la construction du  port en eau profonde de Banana va “sensiblement” changer la vie des habitants de la seule ville maritime du pays. Ce n’est pas rare que des officiels congolais utilisent des avions de SJL Aeronáutica Congo. Le gouvernement des “warriors” dirigé par le premier ministre Sama Lukonde y ont eu souvent recours depuis son arrivée aux affaires en 2021 et l’apparition de cette compagnie au nom à consonance angolaise et qui arbore encore les couleurs du drapeau de l’Angola. 

En cette période de campagne électorale, le transport aérien est un casse-tête pour la plupart des candidats aux élections du 20 décembre 2023. La RDC compte plusieurs dizaines de compagnies aériennes, mais rares sont celles qui ont une envergure nationale. Beaucoup ont pâti de la suspension des vols pendant l’épidémie de Covid, de la hausse des prix du carburant et surtout de la baisse des prix des billets d’avion décrétés par le gouvernement de Sama Lukonde en août 2021. 

SJL est l’une des principales compagnies nées sous l’aire Tshisekedi, elle est présentée sur facebook et sur son ancien site internet comme l’une des filiales d’une compagnie aérienne privée angolaise SJL Aeronáutica qui semble pourtant avoir cessé toute opération dans ce pays depuis 2021, à en croire les statistiques publiées par l’autorité angolaise de régulation de l’aviation civile (ANAC).

Derrière cette nouvelle compagnie de droit privé congolaise, gravite une myriade de personnalités politiquement exposées de la République démocratique du Congo et sans doute de l’Angola voisin. C’est ce que révèle l’enquête menée par Actualite.cd, le journal portuguais Expresso et la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF), tous partenaires de consortium Congo Hold-Up.

Les promesses de Félix Tshisekedi

À Congo Airways, on a toujours regardé les contrats octroyés par des institutions et des officiels congolais à des sociétés privées comme SJL Aeronautica d’un mauvais œil. “Dans nos rapports, on écrivait toujours qu’il y avait une concurrence déloyale”, explique un ancien cadre de la compagnie d’Etat. Quand SJL dit desservir 10 destinations avec ses deux Embraer ERJ 135, la compagnie parvient tout juste à en desservir 6 destinations depuis Kinshasa. Et encore, elle a repris effectivement ses vols trois jours après la visite de Félix Tshisekedi à Moanda, le 23 novembre, avec un vol test à destination de Mbandaka, et ce après plus de deux mois de suspension.

Depuis le 11 septembre, ses avions sont cloués au sol “dans le souci de garantir la sécurité de ses passagers conformément aux normes de l’IATA” et demandent d’importantes réparations. Congo Airways a reçu in extremis en ce début de campagne électorale deux Boeings louées à la société privée lituanienne Klasjet pour une période de quatre mois. “Il a fallu que la campagne s’annonce pour que tout s’accélère enfin pour Congo Airways, mais c’est vrai que les politiciens congolais ont tendance à oublier les vertus de la compagnie nationale dès qu’ils sont élus (...) et ils préfèrent signer des contrats avec des sociétés privées avec plus de moyens”, confie à Actualité.cd un ministre.

Lors de son premier discours sur l’état de la nation, en décembre 2019, le président Félix Tshisekedi avait promis que Congo Airways serait doté de 8 nouveaux avions neufs avec une première livraison dès décembre 2020. Mais alors que différents contrats d’achat ont été négociés, des plans de financements trouvés, tout s’arrête. “À la date d’aujourd’hui, on aurait même dû avoir dix avions”, assure l’ancien cadre de Congo Airways.

Mais plutôt que d’investir dans la compagnie existante, le gouvernement de Sama Lukonde a préféré se lancer dans un nouveau projet de joint-venture avec Ethiopian Airlines appelé Air Congo. Un protocole d’accord est signé en septembre 2021 à Addis Abeba. “On s’est dit : ils n’ont pas d’argent à mettre dans Congo Airways, comment vont-ils mettre de l’argent dans Air congo?”, explique encore l’ancien cadre de la compagnie nationale. Quand Congo Airways dit avoir besoin de 33 millions de dollars pour réparer ses appareils et relancer ses activités, Air Congo voit en septembre son business plan passer en conseil des ministres. Les autorités congolaises avaient annoncé que la compagnie éthiopienne mettra à la disposition de la République Démocratique du Congo au moins sept avions dans le cadre de cette coentreprise. Mais aucune date de lancement n’a été annoncée.

Parmi les autres décisions qui ont causé des difficultés à toutes les compagnies aériennes transportant des passagers, il y a la très populaire mesure de réduction des billets d’avion prise par arrêté en août 2021. Congo Airways comme toutes les autres sociétés affrétant des vols domestiques ont dû réduire de 40% les prix. Quand, en octobre 2021, le caucus de députés du Nord-Ubangi rencontre le ministre de l’économie pour dénoncer des compagnies qui ne respectent cette mesure, il cite Colibri Air, partenaire local de SJL et Air Kasaï.


Tuer le bébé de Matata Ponyo

Les ennuis de Congo Airways n’ont pas commencé avec Felix Tshisekedi. Créée en août 2014 sur impulsion du premier ministre de l’époque, Matata Ponyo Mapon, la compagnie nationale n’a effectué son premier vol qu’un an plus tard. Mais en décembre 2016, à la suite d’un accord politique, Matata Ponyo se retrouve contraint de démissionner et au sein de Congo Airways, on dit déjà sentir le vent tourner. « Tous les projets que Matata avait fait, il fallait les tuer. Si Congo Airways étaient un succès, les gens pensaient que c’était lui qui aurait les dividendes politiques », déplore encore l’ancien cadre de la compagnie aérienne. 

On demande à Congo Airways de se comporter comme une société commerciale et on donne les avantages d’une compagnie nationale à des sociétés privées, dont la société Serve Air de l’homme d’affaires indien Harish Jagtani qui va devenir de loin la compagnie aérienne de fret et de charter la plus florissante avec ses 11 avions. En juin dernier, elle a commandé son premier Boeing 737-800SF AEI converti en avion-cargo afin de moderniser sa flotte et prévoit d'augmenter sa flotte de B737-800SF AEI jusqu'à un total de six avions dans les années à venir.

Harish Jagtani, à l’époque l’un des amis du clan Kabila, avait déjà été cité dans l’enquête Congo Hold-Up pour avoir bénéficié de contrats juteux de la commission électorale en 2011 et 2018. Il a construit grâce à ça certaines des plus grandes tours de Kinshasa. Ce qui avait soulevé des soupçons de blanchiment d’argent au sein de banques correspondantes de la BGFI Bank, la banque au cœur des révélations de Congo Hold Up et des Lumumba Papers. C’est aussi Serve Air qui avait décroché un contrat avec la Banque Centrale du Congo pour transporter tous les mois des millions de francs congolais vers ses antennes en province. 

Quand l’épidémie de Covid contraint Congo Airways à suspendre ses vols, ses employés réalisent la manne financière dont la compagnie se retrouve privée. Le premier ministre Jean-Michel Sama Lukonde « s’était étonné que le personnel de Congo Airways soit à la maison quand la banque centrale doit envoyer des francs congolais en province ». Il demande en 2020 à ce que ce contrat revienne la compagnie nationale. Il avait demandé à ce que ce marché revienne à Congo Airways. « Ca nous a permis de couvrir les charges et de payer les salaires du personnel », explique l’ancien cadre, ajoutant que ça avait même 5 des 6 mois d’arriérés de salaires de ses employés. « Quand Congo Airways a eu des contrats avec des institutions, elle ne donnait pas de sous aux gouvernants. C’est pour ça que Congo Airways n’en a plus », estime-t-il encore. 

Le compagnie du frère du président angolais

Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement des Warriors, en avril 2021, SJL est régulièrement utilisée pour des visites officielles en province et des dizaines d’officiels congolais sont descendus de ces avions peints aux couleurs du drapeau angolais au Congo.

Selon le journal officiel de ce pays, SJL Aeronáutica Limitada a été créée le 14 octobre 2010 par Sequeira João Lourenço, un général angolais et frère de l’actuel président João Lourenço. Depuis janvier 2023, il l'a nommé chef adjoint de la Maison militaire, un organe consultatif de la présidence en matière de sécurité nationale et de protection présidentielle. Mais au moins jusqu’en juin 2023, il était encore l’actionnaire principal de SJL en Angola avec 50% des parts. Sa femme et ses six enfants se partagent les autres 50%.

En mai 2018, cette société avait été annoncée comme faisant partie d’un consortium avec la compagnie aérienne nationale angolaise Taag qui devait acheter des six Q400 à la compagnie Bombardier Commercial Aircraft pour un montant de 198 millions de dollars et créer une nouvelle compagnie aérienne Air Connection Express. Le journaliste d’investigation angolais Rafael Marques avait dénoncé cette situation assurant que cet achat avait été garanti par le fonds souverain de l’Angola. Interrogé quelques mois plus tard par Euronews, João Lourenço avait démenti l’information et promis que “cette société ou ce consortium entre le transporteur national Taag et certaines sociétés privées ne verra pas le jour”.

Le général Sequeira João Lourenço a également été administrateur d’une société du même nom en Afrique du Sud de sa création en septembre 2016 jusqu'en novembre 2018, soit environ un an après l'élection de son frère à la présidence. Un Congolais figure aussi parmi les administrateurs de la SJL Aeronáutica Limitada sud-africaine : Serge Bialufu Mukanya. Un certain Papy Bialufu se présente sur linkedin comme le PDG de SJL Aeronáutica Limitada

Mais selon ses statuts, l’entreprise congolaise, SJL Aeronáutica Congo créée en février 2020 ne compte pas parmi ses actionnaires Sequeira João Lourenço ou l’un de ses parents, mais uniquement le congolais Serge Bialufu Mukanya.

Des avions de la Sonangol

Il existe pourtant d’autres liens entre la société de la famille du président angolais et sa petite sœur congolaise très prisée par le régime de Félix Tshisekedi. Sept des neufs avions de la compagnie angolaise sont aujourd’hui considérés comme faisant partie de la société congolaise dont celui utilisé par Félix Tshisekedi pour faire campagne à Moanda. Un autre de ses avions, l’Embraer ERJ 135 immatriculé D2-FIA avait raté son atterrissage à Lubumbashi en mars dernier.

Un autre encore, un De Havilland Twin Otter immatriculé D2-FVO, a une drôle d’histoire. C’était un avion qui appartenait à l’Etat angolais et qui était utilisé par la SonAir, la compagnie aérienne de la Sonangol depuis 2000. Dix-huit ans plus tard, le 12 février 2018, selon le journal officiel angolais, le ministère des finances avait autorisé sa mise en vente alors qu’il se trouvait déjà dans le hangar de SJL. 

Deux autres avions ont appartenu à la flotte de la SonAir avant de rejoindre celle de SJL Aeraunautica : le D2-EVC, l’autre De Havilland Twing Otter que certains passionnés d’aviation attribuent à SJL depuis 2016 et l’ont pris en photo en 2017 sur  l’aéroport de Rand en Afrique du Sud et le D2-ESN Fokker qui a été “spotté” sur le même aéroport depuis 2014. Il arborait déjà les couleurs de la compagnie du frère de João Lourenço. Ce dernier était à l’époque déjà ministre de la défense. Pourquoi et comment ces avions de l’Etat congolais ont été utilisés par la compagnie du frère du futur chef de l’Etat? Nous n’avons pas été en mesure de le déterminer. 

Sur les sept avions attribués à SJL Aeronáutica Congo, les chefs d’escale, contrôleurs et experts du secteur, estiment que deux ou trois seulement opèrent véritablement en RDC, les autres sont eux plutôt repérés en Angola et en Afrique du Sud. 

SJL Aeronautica, Serge Biafulu et la Présidence de l’Angola n’ont pas donné suite aux questions d’Actualite.cd, d’Expresso et de PPLAAF

Les people congolais associés à SJL

Quand SJL Aeronáutica disparaît des statistiques de l’autorité de régulation de l’avion civile angolaise, SJL Aeronáutica Congo débarque sur les réseaux sociaux congolais. En mars 2021, elle fait un tweet sur X pour présenter sa flotte dont le fameux D2-EVC. Sur facebook, elle annonce qu’à partir du 31 juillet 2021, elle desservira depuis Kinshasa cinq villes, Kananga, Mbujimayi, Lubumbashi, Gemena et Gbadolite, “avec des appareils EMBRAER 135 modernes et confortables”. Quand et comment a-t-elle obtenu sa licence d’exploitation ? C’est difficile à dire. Contrairement à son homologue angolaise, l’autorité de régulation de l’aviation civile congolaise (AAC) ne fournit sur son site aucune information sur les compagnies et autres statistiques les concernant. Un concurrent assure que cette société opère sous la licence de la compagnie brazzavilloise Trans Air Congo. L’AAC n’a pas été en mesure de confirmer ou démentir  l’information avant la publication de l’enquête.  

Mais au Congo, SJL n’opère pas seule. Elle a deux partenaires qui s’affichent avec elle sur des photos ou des vidéos de promotion : Colibri Air et General Investment Services (GIS). 

« Colibri est une agence d'aviation partenaire à la SJL. Les avions appartiennent à la Compagnie SJL Aéronautica », explique l’un de ses chefs d’escale de l’ex-province de l’Equateur. « Le Ministre d'État de l'aménagement du territoire Guy Loando est l'un des actionnaires de Colibri Air et c'est lui qui aurait fait à ce que l’Equateur soit desservi ». 

Vérification faite auprès du guichet unique : Colibri Air a été créé en juin 2021, presque exactement deux mois après la nomination de Guy Loando au sein du gouvernement des Warriors. Son objet social est de couvrir « toutes les activités se rapportant directement ou indirectement à l’exploitation d’une entreprise de transport aérien, de passagers et de fret ». 

La signature et les initiales du ministre ne figurent nulle part sur les statuts de la société. Mais il est avocat et son cabinet GLM & Associates est le représentant légal de Colibri Air. C’est même son siège social. Son actionnaire unique s’appelle L-Investment SARL, anciennement Widal Investment.

Selon ses statuts de juillet 2022, ses actionnaires étaient Guy Loando, son épouse Déborah, identifiée par son vrai nom Linda Bobo Elite, et leurs trois enfants. Le document indique que les enfants, qui sont tous mineurs à l'époque, détiennent collectivement 90 % de la société. Leurs parents détiennent le reste des actions, bien que les documents de la société précisent que Guy Loando représente les intérêts de leurs enfants dans l'entreprise.

Avant de devenir ministre, Guy Loando avait été épinglé dans le cadre de l’enquête du consortium Congo Hold-Up, son « mentor » et partenaire d’affaires, comme il le revendique lui-même sur le site de sa fondation, la Fondation Widal, n’est autre que « Simon » Cong  Maohuai, patron de l’Hôtel Fleuve Congo et de la Société de gestion de péage du Congo (SOPECO) qui gère les juteux péages de l’ex-Katanga et du Kongo Central. Ensemble, ils avaient fondé Congo Construction Company (CCC) qui a servi d’intermédiaire avec de grandes sociétés chinoises et le clan Kabila. 

SJL fait aujourd’hui partie d’une des rares compagnies qui dessert les fiefs du ministre Loando.

L’autre partenaire qui s’affiche SJL s’appelle General Investment Services. C’est un simple établissement, une société unipersonnelle créée en 2009 et dirigée par un certain Christian Lomoto qui n’est autre que l’époux de Carole Agito, sénatrice du Bas-Uélé et questeure de la chambre haute. Son fief Buta est desservie par SJL, c’est même elle qui a fait la promotion de l’ouverture de cette ligne

On ne connaît pas la nature des partenariats, ni le montant des dividendes touchées sur les différents contrats de transport attribués par le gouvernement à SJL Aeronautica et à ses partenaires. Mais cette compagnie aérienne a permis de désenclaver les fiefs électoraux des personnalités politiquement exposées (PEP) dans les anciennes provinces de l’Equateur et de la Province orientale. 

Le ministre Guy Loando et sa société Colibri, Carole Agito et GIS n’ont pas répondu à nos questions.