RDC: L’étrange générosité de l’Ouganda

ACTUALITE.CD

Par Pascal Kambale et Sharon Nakhanda

L’Ouganda se propose de construire un réseau routier de 223 km à l'intérieur de la République démocratique du Congo. Annonçant cette nouvelle le 30 septembre 2020, le porte-parole du gouvernement ougandais, Ofwono Opondo, a insisté sur les gains économiques et sécuritaires à long terme que cela apporterait aux deux pays.

Cet exemple sans précédent d'un gouvernement africain entreprenant d'importants projets de développement infrastructurel dans un pays voisin aurait dû être célébré comme une étape positive dans la sauvegarde des relations complexes entre les deux pays.

Au lieu de quoi, l'annonce extraordinaire de Kampala a plutôt intrigué plus d’un dans les territoires congolais frontaliers de l’Ouganda. Echaudés par des années d'occupation de l'UPDF et le soutien de Kampala a une multitude de rébellions en Ituri et au Nord-Kivu, les Congolais de ces territoires se demandent ce que ce geste pourrait cacher.

Ce n’était pas la première fois que l’Ouganda faisait montre d’une générosité si inhabituelle dans les relations entre Etats. Comme les annonces similaires par le passé, celle-ci a coïncidé avec un développement majeur devant un tribunal international. Les Congolais de l’Ituri et du Nord-Kivu ont-ils donc des raisons sérieuses de « craindre les Grecs même quand ils offrent des cadeaux » ?

Les deux voisins sont empêtrés dans une longue bataille juridique devant la Cour internationale de justice (CIJ), le principal organe judiciaire des Nations Unies basé à La Hay. En 1999, la RDC a déposé une plainte contre l'Ouganda, alléguant des actes d'agression armée résultant de l'occupation de l'Ituri par l'UPDF et demandant réparation pour des actes de destruction et de pillage intentionnels, ainsi que la restitution de biens et de ressources nationaux qui auraient été « appropriés au profit de l’Ouganda ».

En décembre 2005, la Cour a déclaré l'Ouganda coupable d'actes tels que des meurtres, des actes de torture et d'autres formes de traitement inhumain de la population civile congolaise, y compris la destruction de leurs villages et de leurs bâtiments. La CIJ a également établi l’incapacité de l’Ouganda à faire la distinction entre les cibles civiles et militaires, la formation des enfants soldats, l’incitation au conflit ethnique ainsi que le pillage et l’exploitation des ressources naturelles congolaises. La Cour a également déclaré la RDC coupable d’avoir maltraité les diplomates ougandais à Kinshasa.

La Cour a laissé aux deux pays le soin de s'entendre sur le montant des réparations qu'ils devaient l’un à l’autre en vertu de ce jugement, mais dix ans de négociations n'ont pas permis de parvenir à un consensus, bien que la RDC ait demandé un total de 10 milliards de dollars américains. Les autorités congolaises ont eu l’impression d’être tournées en bourriques et qu'au lieu de négocier de bonne foi, leurs homologues ougandais multipliaient des actes d’hostilité, voire de provocation à l'égard du Congo.

Les dernières audiences publiques avant jugement auxquelles les deux parties ont comparu en avril 2005 faisaient déjà apparaitre assez clairement dans quelle direction la Cour allait se prononcer. Deux mois seulement après ces audiences, Justin Lobo et Bwambale Kakolele, deux anciens rebelles congolais, ont annoncé à partir de leur exil de Kampala la création d’un nouveau mouvement rebelle, le Mouvement révolutionnaire congolais, MRC.  Dans les semaines qui ont suivi le verdict de la Cour le 19 décembre 2005, le MRC a intensifie ses attaques en Ituri, attirant une contre-offensive violente des FARDC appuyées par la MONUC qui a obligé 450 rebelles du MRC à traverser la frontière pour se réfugier en Ouganda.

C’est alors que les autorités ougandaises ont généreusement offert d’aider leur grand voisin à résoudre ses problèmes d’insécurité, à condition que cela fut fait dans un cadre plus global, incluant l’exploitation conjointe des ressources naturelles et le développement d’infrastructures d’intérêt commun. En attendant un tel accord global, l’Ouganda, magnanime, a remis aux FARDC 51 des 450 rebelles du MRC. C’était le début des négociations qui ont abouti à la signature en septembre 2007 des « Accords de Ngurdoto » qui prévoyaient des projets tels que « le développement des routes, des chemins de fer et des voies lacustres et fluviales reliant les deux pays » ou encore « …la prolongation de la ligne de transmission de 132 Kv à partir de Kasese (Ouganda) pour l’électrification des territoires de Beni-Butembo-Rutshuru en RDC »

La RDC a reproché à l’Ouganda de nombreux autres actes de provocation qui, de son point de vue, établissaient de la mauvaise foi dans les négociations, sinon une attitude d’hostilité. Le plus notable de ces actes est sans doute l’implication de Kampala, aux cotes de Kigali, dans le soutien à la rébellion du M23 en 2012.

Lorsque le chef des ADF, Jamil Mukulu, a été arrêté en Tanzanie début 2015, les autorités congolaises ont demandé son extradition pour être jugé au Congo pour des crimes commis sur le sol congolais. Mais les ougandais ont aussitôt introduit une demande concurrente d’extradition alors que nul ne reprochait à Jamil Mukulu d’avoir commis en Ouganda des crimes de la gravite de ceux commis au Congo. L'insistance de Kampala pour que Mukulu lui soit plutôt remis a été perçue à Kinshasa comme une provocation de trop. Le Congo a immédiatement réactivé l'affaire de la CIJ et a demandé à la cour de déterminer le montant des réparations car il était devenu impossible de le faire par voie de négociation. Début juillet 2015, la Cour a accédé à la demande de la RDC et décidé, contre les objections de l’Ouganda, de reprendre l’affaire sur la question des réparations.

En accédant au pouvoir début 2019, le président Tshisekedi a annoncé son intention de mettre à plat les relations avec les pays voisins par la relance de la diplomatie. Avec l’Ouganda, cela s’est traduit par une note du 11 février 2019 par laquelle la RDC a demandé à la Cour de reporter de six mois la tenue des audiences prévues pour le 18 mars 2019, « afin de permettre [aux deux] pays de tenter de nouveau de résoudre amiablement la question des réparations par voie d’accord bilatéral ».  

Il n’existe cependant aucune information publique qui permette de croire que les deux parties ont profité de cette période pour faire progresser les discussions sur les réparations. En tout cas, si un tel progrès a été enregistré, il ne semble pas que la Cour en ait été informée :  à l’expiration du délai sollicité par la RDC, la CIJ a programmé pour mi-novembre 2019 la tenue des audiences publiques devant permettre de statuer sur la question des réparations. Une semaine avant les audiences, cependant, le président Museveni a accueilli une délégation de haut niveau de la RDC dirigée par le président Tshisekedi pour des pourparlers qui visaient ostensiblement à renforcer la paix et la coopération entre les deux voisins. En conséquence, les deux parties ont demandé à nouveau un report de quatre mois des audiences de la CIJ.

A l’expiration de ce délai, la Cour a programmé au premier trimestre 2021 les audiences de détermination des réparations. En attendant ces audiences, la CIJ a décidé de nommer quatre experts chargés de déterminer l’étendue exacte des pertes et préjudices allégués par la RDC. La CIJ a estimé qu’une telle expertise était un préalable important à l’évaluation des réparations dues par l’Ouganda. C’est donc quelques semaines après cette décision de la Cour que le gouvernement ougandais a annoncé l'approbation d'importants projets de construction des routes au Congo.

Il ne fait aucun doute que de tels projets de développement sont vitaux pour le rétablissement des relations entre l'Ouganda et la RDC. Mais les victimes d'atrocités de masse dont l'armée ougandaise et d'autres groupes armés soutenus par l'Ouganda ont détruit la vie ont également besoin d'une réparation.

Les deux pays sont aux prises avec l'impact économique négatif de la pandémie COVID-19. Cependant, la commémoration des 10 ans du « rapport mapping » a montré que pour la majorité des congolais, ni les difficultés économiques, ni la nécessité de rétablir ou maintenir des rapports de bon voisinage entre Etats ne devraient se faire au détriment de la justice.

De même, l'utilisation par l’Ouganda des rares ressources disponibles pour des projets qui accordent la priorité aux seuls intérêts des États serait de nature à perpétuer une culture de ressentiment au sein des communautés victimes, conduisant les deux pays à perdre tous les gains réalisés dans les domaines du bon voisinage et de la coopération économique.

Le congolais Pascal Kambale et l’ougandaise Sharon Nakhanda sont juristes et militants des droits humains. Ils travaillent au bureau Afrique de la fondation Open Society Foundations mais écrivent ici à leur propre nom.