Que nous disent les inondations de la ville d’Uvira ?

ACTUALITE.CD

Dans sa mission pédagogique et sa participation à la construction de la démocratie, ACTUALITE.CD donne la parole aux scientifiques, acteurs de la société civile et autres experts pour commenter et surtout expliquer l’actualité. Vous êtes professeur, vous avez déjà publié un ouvrage sur votre domaine d’expertise, vous pouvez soumettre gratuitement votre tribune pour publication sur ACTUALITE.CD. Envoyez vos textes à [email protected]

Par Bienvenu MATUMO[1], Éric KIPASA[2] et Jean-Robert NSHOKANO[3]

  1. Introduction

Cette décennie, sur l’ensemble du territoire la République Démocratique du Congo se produisent des nombreuses inondations aussi destructrices que récurrentes affectant des grandes villes notamment la capitale Kinshasa (plus de 12 millions d’habitants). Durant toute la saison de pluies, des pertes en vies humaines et d’énormes dégâts matériels sont déplorés. Malgré l’absence des statistiques fiables fournies par les services étatiques sur les dégâts causés par les inondations de chaque année, leur récurrence devrait en principe interpeler. Elle constitue un indicateur fort du défi que représente la gestion des cours d’eau urbains. Il est saisissant de constater que depuis les inondations meurtrières de Kinshasa au courant de l’année écoulée, aucun plan de prévention et de gestion des catastrophes n’a été mis en place. Les habitants de quartiers vulnérables aux inondations et aux éboulements de terre à chaque annonce de la pluie vivent toujours dans la vulnérabilité.

En dehors de la capitale, ces catastrophes naturelles touchent maintenant plusieurs autres grandes, moyennes et petites villes du pays. Le cas le plus récent est celui des inondations du 17 avril 2020 qui ont touché et détruit l’agglomération d’Uvira dans la province du Sud-Kivu à l’Est du pays. Le bilan provisoire annoncé par les autorités faisait état d’au moins 40 morts, plusieurs blessés, des milliers d’habitations et biens mobiliers détruits. Notons que dans la même province, la ville de Bukavu enregistre d’importantes pertes en vies humaines et matérielles à cause des inondations qui y sont fréquentes. Plusieurs autres cas sont enregistrés et parfois ignorés dans d’autres régions du pays à l’instar des inondations moins médiatisées causées par la montée d’eaux de la rivière Luapula dans la province du Haut-Katanga.

De nombreux observateurs et acteurs attribuent ces catastrophes naturelles au seul dérèglement climatique.  Une justification très insuffisante, partielle et très peu pertinente.

Cette problématique aux conséquences sociales très graves n’occupe pourtant pas assez l’attention des gouvernants, des scientifiques et des médias. Les uns comme les autres se limitent à déplorer la survenance des catastrophes et à adresser pour l’occasion des messages de compassion aux victimes. L’analyse-action que nous proposons se veut de faire un tour complet de la question relative à la gestion des catastrophes naturelles, à l'occurrence les inondations. Elle interroge les causes et la combinaison des facteurs à l’origine d’une situation qui est loin d’être anodine.

  1. Le fait urbain, un élément d’accentuation des inondations d’Uvira ?

L’agglomération d’Uvira (29°7’E et 3° 23’S) située dans le Sud-Est de la Province du Sud-Kivu, principale ville du territoire d’Uvira est caractérisée par une croissance rapide de sa population. Elle est passée de 200 000 habitants en 2008 (Moeyersons J. et al. 2009) à 378 736 habitants aujourd’hui. On doit cette croissance exponentielle d’une part, à un fort exode rural à des fins de survie économique et sécuritaire, et d’autre part, à une démographie naturelle due à un taux élevé de natalité. Cette pression de l’urbanisation provoque un déséquilibre entre les habitants et l’habitat, ce qui induit l’occupation de terrains non-viables principalement par les migrants et les déplacés à la recherche des logements à moindre coût dans la ville. Le fait que la ville ne dispose pas d’un plan d’urbanisation, le désordre urbain s’installe créant des ruptures majeures entre la nature et l’habitat de l’homme.

Localisée sur une bande littorale de 16 km2 aux abords du Lac Tanganyika à la limite avec la zone accidentée du plateau de Mitumba – Itombwe recoupée par plusieurs rivières, la ville d’Uvira constitue une zone attrayante pour l'établissement humain. Mais, elle reste très fragile et vulnérable aux risques naturels (inondation ou glissement de terrain) à cause de l’absence d’aménagement.   

Généralement, les inondations qui frappent cette ville sont dues au débordement des cours d’eau ou à un ruissellement diffus susceptible de détériorer les constructions faites de façon sommaire.  L’élévation lente ou brutale du niveau des eaux des cours d’eau est directement liée à la pluviométrie, la topographie et l’occupation du sol. Ce phénomène peut surgir de manière exceptionnelle, fréquente ou pérenne dans une région.

Moeyersons J. et al. (2009) soulignent que depuis quelques décennies, les fleuves torrentiels, provenant des hauts plateaux, montrent un régime de plus en plus irrégulier. Des inondations sans précédent avaient touché la ville d'Uvira en février 2002, détruisant des centaines de maisons et tuant au moins 46 personnes. Dix-huit ans plus tard, le même phénomène s’est produit provocant des dommages plus graves. Les acteurs étatiques et non-étatiques locaux, provinciaux et nationaux semblent être débordés et ont fait appel à l’urgence humanitaire pour gérer la crise. La société avait-elle tiré les leçons ? La nécessité d’une réponse adéquate en termes des actions concrètes s’impose aux acteurs. Cette situation d’épisodes d'inondations de caractère de plus en plus dangereux nécessite une explication, un suivi particulier, l’implication des divers acteurs pour des actions spécifiques afin de maintenir le milieu habitable et résilient.

Dans les multiples cas d’inondations que connait la RDC, le plan de prévention et de riposte, l’aménagement du territoire ainsi que la gestion des cours d’eau sont toujours mis en cause.  Depuis la création de la Plate-forme de Réduction de Risques et de Catastrophes en 2015 au Sud-Kivu comme province pilote, elle n’arrive pas à faire ses preuves. Devant les crises et catastrophes, elle se trouve dans une situation d’incapacité de répondre et d’assurer la résilience des communautés sinistrées. En effet, à partir du Cadre de Sendai (2015-2030) élaboré dans l'objectif de répondre aux problèmes de mitigation de risques et catastrophes naturelles, est née la nécessité de construire des plateformes de réduction de risques et des catastrophes au niveau des pays. Ces plateformes pilotent les priorités de ce cadre notamment les mesures de préventions et d’interventions avant, pendant et après les crises liées aux aléas naturels. La Plate-Forme de Réduction des Risques et des Catastrophes en RD Congo a été mise sur pied en 2015 grâce à l’impulsion du PNUD.

En ce qui concerne l’aménagement du territoire, la RDC connaît une croissance démographique rapide qui induit l’occupation du sol non encadrée par des mesures d’affectation des terres et de protection des ressources territoriales. C’est ainsi qu’il s’observe par exemples des lotissements dans les espaces non-constructibles et exposés à des risques majeurs. Dans certaines agglomérations traversées par les cours d’eau, les lits des cours d’eau sont parfois occupés par les habitants pauvres. La pression qu’ils exercent sur cet espace modifie le régime et les continuités du cours d’eau. Le non-accès aux services d'assainissement fait que les cours d’eau deviennent des dépotoirs des déchets de toute sorte dans un contexte d’absence de curage et de monitoring. L’exemple des cours d’eau de Kalamu et Ndjili transformés à des déchets publics dans la ville de Kinshasa est marquant et interpellateur. Ainsi, ce phénomène participe à l’amplification de la pollution des cours d’eau en RDC.

La RDC est un vaste bassin hydraulique, ces ressources en eau incommensurables à même de couvrir ses besoins agricoles, industriels et domestiques constituent une fatalité pour les habitants lorsqu’ils n’ont pas accès aux services sociaux de base. Peut-on évoquer la malédiction des ressources en eau ?

  1. Quelle gestion de la crise, avec quels acteurs et quelles compétences ?

A chaque situation de crise liée à l’inondation, la riposte des autorités politiques nationales, provinciales et locales, souvent avec l’appui des partenaires techniques et financiers au développement, ne consiste qu’en une aide humanitaire d’urgence et des visites officielles des délégations dites de “haut niveau”. Ces visites officielles au coût d’exécution exorbitant avec des prestigieux “frais de mission” sont malheureusement à visée propagandiste. Les solutions proposées sont provisoires dans la mesure où elles consistent à soulager, dans le cadre possible, les dommages immédiats causés sans envisager des alternatives durables susceptibles de pallier la survenance de la catastrophe à long terme. Et d’ailleurs, on peut le noter, les kits d’urgence apportés par le pouvoir central (au nom du Président de la République) sont accusés d’être non seulement insignifiants mais aussi détournés par les acteurs intermédiaires de la chaîne de distribution aux sinistrés.

C’est ainsi qu’au-delà des visites officielles et les tapages médiatiques, aucun mécanisme d’alerte n’existe entre les municipalités ou secteurs, les provinces et l’administration centrale. Les habitants vivant actuellement dans les zones vulnérables aux inondations sont donc susceptibles de subir les mêmes effets autant de fois que cela se reproduira en l’absence d’une stratégie de prévention et de gestion des risques de catastrophes naturelles. Dans les zones inondables comme Uvira, la stratégie locale de développement devrait intégrer les plans de prévention de risques d’inondations (PPRI) afin d’éviter que les habitants mettent pression sur l’écologie (l’homme détruit la nature) d’une part et que les habitants subissent les conséquences environnementales (l'environnement bouleverse le milieu de l’homme) d’autre part.

De même, une gestion intégrée des ressources en eau ferait du pays une des puissances énergétiques et environnementales au niveau continental. Une gestion intégrée des cours d’eau se veut comme une démarche tendant à coordonner les usages divers des eaux, des terres et des ressources associées en vue de les rentabiliser pour le bien-être socio-économique sans compromettre l’équilibre écosystémique. Les ressources en eau constituent les enjeux géopolitiques d’avenir. Il n’est pas exclu que dans un avenir proche, les conflits se focalisent autour des ressources en eau. L’exemple des velléités tchadiennes sur les eaux de l’Ubangi sont à craindre à ce titre.

Prenant en compte toutes ces considérations, il est impérieux de se demander dans quelle mesure le gouvernement congolais peut-il fournir une réponse adéquate de manière rapide et coordonnée aux risques d’une inondation en faisant bon usage de la ressource hydraulique. Il est donc important de rendre compte comment fonctionne le mécanisme de riposte actuel en cas d’inondation en ce qui concerne l’organisation institutionnelle, dans le contexte de décentralisation administrative du pays.

La constitution du 18 février 2006, telle que modifiée à ce jour, fait de la gestion des calamités naturelles une des matières relevant de la compétence concurrente du pouvoir central et des provinces. Cela est étayé par l’article 102 de la loi relative à l’eau du 31 décembre 2015 qui exige un décret déterminant la classification des catastrophes affectant les ressources en eau dont les inondations. Aussi, en 1996, considérant les multiples dégâts causés par les catastrophes naturelles sous toutes ses diversités, une direction de la protection civile fut créée au sein du Ministère de l’intérieur et sécurité avec pour mission principale la gestion des catastrophes.

Malheureusement, jusqu’à ce jour aucune des mesures d’application de la loi relative à l’eau et du décret créant la direction de la protection civile n’est mise en place. Les ressources humaines et matérielles nécessaires à l’opérationnalisation de la Direction de protection civile ne sont pas encore disponibles. S’agit-il d’une négligence ou d’un changement des priorités du Gouvernement ? Comment alors les services chargés de la protection civile et de gestion des ressources en eau fonctionnent-ils en RDC ? 

Au Sud-Kivu, la Protection Civile est mise en place en 2011. Il s’agit d’une cellule rattachée au Gouvernement provincial créée par l'Arrêté du Gouverneur de province n°11/002/GP/SK de la 20/01/2011 portant création, organisation et fonctionnement du service de prévention.  Cette cellule gère la Plate-Forme de Réduction des Risques et Catastrophes. Environ dix ans après son implantation, la Protection civile du Sud-Kivu fait face au manque des problèmes managériaux, financiers et structurels.

L’existence des textes juridiques n’a pas suffi pour résoudre tous les problèmes liés à la riposte en cas de catastrophes dont l’inondation. En effet, un arrangement institutionnel doit être fait le pouvoir central et la base (autorités locales par l’intermédiaire de la province). La plupart des calamités naturelles se produisent dans de très court délai qui s’évaluent en termes de secondes ou de minutes. Malgré le développement des moyens de communication, l’appréciation du risque par une hiérarchie éloignée peut prendre beaucoup de temps et contribuer à empirer la situation. La responsabilisation des autorités locales (celles des quartiers dans les villes ou des localités en milieux ruraux) sous la supervision de la municipalité ou du secteur est un premier pas vers l’efficacité des mécanismes. Les ressources humaines et matérielles d’urgence doivent être mises ainsi à la disposition des quartiers ou des groupements.

La participation des acteurs locaux sous forme des comités locaux peut aussi mieux se matérialiser dans la gestion des ressources en eau à l’aune du bassin versant qui le constitue. Cette approche a l’avantage de de capitaliser la connaissance toutes les extensions des cours d’eau, leur recharge, les ressources écologiques, les variations ou perturbations climatiques qui modifient la dynamique crue et décrue des rivières qui en dépendent, ainsi que les mutations des populations qui vivent dans cet environnement. Il s’agit aussi d’avoir la maitrise l’ensemble du bassin versant avant, pendant et après une catastrophe en développant des techniques de communication de proximité pour la sensibilisation à la base des riverains sur les risques auxquels ils sont exposés lors de l’occupation des sols. 

4.     Conclusion

Il est donc essentiel de dégager quelques pistes de recommandation qui peuvent aider les acteurs (les décideurs, les scientifiques, les gestionnaires et les habitants) dans la prévention et gestion des risques d’inondation. L’exemple de la ville d’Uvira qui nous a servi de cas d’observation de cette analyse-action a révélé certaines failles liées au faible engagement des acteurs dans l’analyse du processus de l’urbanisation et ses conséquences sur fonctionnement des cours d’eau traversant la ville rendant ainsi les habitants des véritables vulnérables. Il s’avère impérieux de : 

Sur le long terme, il est indispensable d’envisager l’élaboration des plans de réaménagement du territoire à toutes les échelles pour intégrer les zones à risques et prévoir les modalités de gestion des catastrophe naturelles. Cela sous-entend que les financements publics doivent être conséquents à temps utile afin d’apporter des réponses durables. Ces financements doivent être injectés dans les Plates-Formes de Réduction de Risques liés aux catastrophes naturelles qui sont des organes décentralisés ou fédérés intégrant tous les acteurs (gestionnaires, chercheurs scientifiques issus des domaines pluridisciplinaires et les habitants) dans une analyse holistique des problématiques du risque d’inondation, ses conséquences sur la vie socio-économique et l’équilibre écologique. Il est donc question de renforcer les structures déjà existantes en modifiant le cadre juridique, en mettant en application des dispositifs juridiques coercitifs. Les mesures d’urbanisation à prendre dans le cas de la ville d’Uvira vont dans le sens de l’aménagement urbain afin de planifier l’occupation l’espace.

En ce qui des ressources financières, l’allocation des crédits budgétaires suffisants à la gestion et prévention des catastrophes est une urgence. Ce fonds peut également servir à l’achat et l’entretien des équipements nécessaires à une éventuelle intervention. Ces fonds peuvent également servir dans la prévention des inondations en finançant par exemple les travaux d’assainissement des rivières. En complément, d’autres ressources proviendraient des redevances (une fois les mesures réglementaires de différentes lois régissant la gestion des cours d’eau et de l’environnement mises en place) liées à l’exploitation des ressources en eau (exploitation des ressources halieutiques, matériaux de construction, captage d’eau industriel, captage d’eau pour l’irrigation, production d’hydroélectricité, transport, sport, …). 

De même, pour veiller à la préservation de la qualité de l’eau, à la continuité écologique dans les cours d’eau et à concilier ses divers usages qui sont souvent conflictuels, il est important de mettre en place une police de l’eau dotée des compétences administratives et judiciaires.

Sur le moyen terme, il est préconisant d’établir une cartographie des zones à risque pour identifier les habitants, infrastructures et activités socio-économiques les plus exposés pour programmer les réponses appropriées.

Toutefois, sur le court terme, au regard des changements climatiques actuels, caractérisées par une saison pluvieuse plus rude, il est possible qu’une série d’inondations affecte encore les habitants riverains de cours d’eau traversant la région d’Uvira. En première urgence, les mesures tendant à réduire la vélocité des écoulements des rivières qui traversent la zone agglomérée doivent être prises. Cela passe par le dragage du lit moyen de la rivière et la réouverture du lit majeur ainsi que la construction et le renforcement des berges des cours d’eau.

[1] Doctorant en Géographie sociale, urbaine et politique à l’Université Paris 8

[2] Étudiant en Master Géographie à l’Université Paris 8 et expert en Ressources en eau partagées

[3] Chercheur et Master en Ressources, Vulnérabilités et Développements à l’Université Paris 8