Entretien de ROAPE avec Bienvenu Matumo
Ben Radley : Pour commencer, est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu votre histoire personnelle, en grandissant, et comment cette histoire vous a conduit à devenir militant de Lucha ?
Bienvenu Matumo : J’ai passé mon temps d’enfance dans un village de Nyamilima, village dans lequel mon père assurait les fonctions d’agent de l’Agence nationale de renseignements (ANR). Je suis le fils d’un policier. Le fait que mon père s'entraînait déjà à la sensibilité politique et à l’amour de la radio pour suivre les informations, a forgé mon intérêt à l’information publique et à la politique. Mon père, qui venait du Sud-Kivu, me parlait de ses souvenirs des conflits et de guerre des années 1960, des luttes de l’indépendance et surtout ses souvenirs d’avoir vu les présidents successifs congolais. Ma famille est modeste, mais mon père disait que je devrais faire mieux que lui et par conséquent, il voulait que je forge mon caractère intellectuel afin d'avoir un travail décent. Il voulait et insistait beaucoup pour que je devienne un jour un politique. Mort en 2001 quand j’étais très jeune, j’ai dû compter sur ma mère et la famille de ma mère qui m’ont foncièrement soutenu pour achever mes études secondaires et universitaires.
Durant mon enfance, j’ai grandi dans le contexte de conflits qui ont caractérisé les espaces du Nord-Kivu, je voyais les Congolais mourir, des jeunes être tués parce qu’ils appartenaient à telle ou telle autre ethnie. J’ai perdu mes amis qui sont victimes de ces pratiques ethniques. Certains de mes amis ont été contraints de rejoindre les groupes amis parce qu’ils voulaient venger leurs membres de famille tués par la violence ethnique. Et entre eux, les uns ont perdu la vie. Mais, ces jeunes n’ont jamais choisi de la violence ou d’être des partisans des groupes armés. Ils n’avaient pas de choix, ils ont subi la violence.
Ma trajectoire se construit entre ces conflits d’une part et d’autre part par des injustices liées à cette guerre et à la pauvreté de ma famille et celles des autres familles congolaises qui ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins vitaux. J’ai été marqué par les conditions de vie des déplacés de guerre, des réfugiés venus du Rwanda, de l’occupation rwandaise et ougandaise, autant de problèmes qui ont marqué mon enfance mais qui malheureusement, continuent d’être vécus par les populations civiles.
C’est à l’université de Goma, en 2008 que j’ai rencontré des figures militantes comme Luc Nkulula ou encore Serge Sivya et bien d’autres. J’ai donc adhéré au mouvement citoyen LUCHA qui était encore à ses débuts.
Vous avez été emprisonné sous l’administration de Kabila pour votre activisme au sein de Lucha, avec d'autres camarades. Pouvez-vous nous parler de cette expérience, et comment elle vous a influencé ?
J’étais arrêté deux fois à Kinshasa par l’ANR pour avoir pris part activement aux activités militantes. Pour la première fois en août 2015 à Kinshasa, le séjour dans les locaux de l’ANR était court à cause de la pression des Congolais, des organisations de droits humains et de partenaires de la RDC. Au bout de quatre jours, j’étais libéré sans aucune forme de procès à part les longues heures d’interrogatoires. Cependant, pour la deuxième fois, mon arrestation en février 2016 a fini par m’amener à Makala, la prison centrale de Kinshasa, pendant six mois. Mes amis notamment Victor Tesongo et Marcel Kapitene avec lesquels j’étais arrêté déprimaient de temps en temps parce qu’ils étaient à leur première expérience. Mais, moi, j’ai montré un air solide et un caractère fort parce que j’étais la figure visible de ce dossier judiciaire et assurais mon rôle de leader. Je ne pouvais pas me permettre d’afficher ma dépression et mon angoisse même si cet emprisonnement changeait le cours de ma vie et ce dans les deux sens.
J’avais plus d’inquiétude pour ma mère et mes deux sœurs pour qui je compte énormément. Je venais aussi de finir ma scolarité et surtout que je venais d’être affecté au ministère de l’agriculture. Je me disais que je vais perdre mon travail et que ma famille allait vivre difficilement.
Mais, ce moment de prison était plutôt riche de sens et de signification politique et symbolique. Nous étions devenus le symbole d’une jeunesse en lutte et courageuse qui ébranle une dictature et à travers notre emprisonnement (et ceux des autres militants de LUCHA), les Congolais ont découvert l’instrumentalisation de la justice par le fait politique.
Durant les 6 mois d’emprisonnement, nous avons beaucoup travaillé pour la construction de LUCHA (la section de Kinshasa s’est forgée lorsque nous étions à Makala). Ce lieu était devenu une université et un laboratoire militant à la place d’être un enfermement punitif comme le pensaient les autorités. De nombreuses réflexions de LUCHA ont été produites par notre équipe. L’université par ce que nous avions réussi à organiser des moments de lecture, de partages de connaissances, d’écriture et des débats et surtout d’apprentissage des langues étrangères comme l’anglais et l’italien (même si nous n’avons pu aller loin). Je me rappelle que mon application pour postuler à la bourse qui m’a permis d’étudier en France, je l’avais préparée en prison avec le plein soutien de Fred Bauma. Et aujourd’hui, cette bourse que j’avais obtenue me permet de mener mes recherches doctorales à l’université Paris 8 où j’enseigne au département de géographie.
Pour finir sur ce point, je pense que la prison a beaucoup forgé mon caractère militant et a permis de développer mon capital social et culturel. J’ai croisé des prisonniers sympas qui nous ont apporté des soutiens vitaux. J’ai eu des échanges réguliers avec Eddy Kapend sur l’histoire de la RDC durant la gouvernance de Mzee Kabila. Mon premier contact sérieux avec le politique congolais s’est développé quand j’étais en prison. Bref, cette arrestation a eu un effet surgénérateur ou un effet cliquet sur mon engagement et globalement sur la construction des idées de LUCHA.
Vous êtes alors membre du mouvement Lucha. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce mouvement, son histoire, sa vision, et ses objectifs ?
Je suis fier d’être membre de la Lucha depuis près de 9 ans. Globalement, la Lucha œuvre pour la justice sociale et la dignité humaine. Elle se propose d’effectuer un travail d' éveil citoyen pour que les citoyens soient à mesure de contrôler les décideurs qui doivent à leur tour rendre des comptes de leurs actions politiques. Nous voulons jouer notre responsabilité citoyenne qui nous engage à être consciencieux et de détenir notre pouvoir citoyen afin d’avoir la liberté, la démocratie et le respect des droits humains dans notre pays et d’asseoir une gouvernance qui permet aux congolais de vivre en paix, de jouir de nos ressources naturelles et d’être égaux devant la loi. Notre vision est simple : c’est le Congo Nouveau, fort, libre, uni et prospère qui permet aux congolais de vivre dignement et dans la justice dans leur pays. Nous nous inspirons de la pensée politique de Lumumba et d’autres figures panafricaines qui ont lutté contre la colonisation et l’esclavagisme. Cela fait que LUCHA soit ouverte à des coalitions africaines marquant ainsi notre attachement aux causes africaines.
On peut lire un contraste dans notre action. Comment les jeunes issus des régions en proie aux conflits depuis trois décennies peuvent-ils se donner à une approche militante non-violente ? La réponse est simple et complexe aussi : Le moins qu’on puisse dire est que la violence « politique » a causé plus de dégâts qu’elle n’a apporté des solutions aux problèmes qu’elle tentait d’approcher, ce qui a fait le choix de la non-violence était une invitation à utiliser d’autres méthodes afin d’obtenir des résultats différents. En outre, la non-violence apporte des solutions durables et soutenables aux problèmes qu’elle appréhende alors que la violence apporte des solutions fragiles et développe une haine et un désir de vengeance. Une autre logique qui a plaidé est la réussite et l’internationalisation de la non-violence. Nous pensions aux discours et aux actions forts de sens et de portée politique de Martin Luther King, de Gandhi, et de tant d’autres figures de la non-violence. Il était indispensable que la non-violence vienne redonner de l’espoir à la lutte et à déconstruire les idées répandues que les jeunes de l’Est du Congo étaient enclins à la violence. C’était une logique de faire aussi de la pédagogie d’action et de revendication sociale et politique. Aujourd’hui, la non-violence est ancrée dans la société congolaise notamment dans l’espace militant partisan ou associatif. C’est une contribution marquée que nous avons apportée à la société congolaise.
L’histoire de Lucha est construite par les bas et les hauts mais plus essentiellement sur les idées, les convictions, les révoltes et les indignations des militants. C’est à travers aussi ces arrestations injustes et arbitraires qui ont touché le mouvement. De mon point de vue, la Lucha a joué un rôle historique et marqué dans la lutte pour le respect de la constitution et dans la valorisation de certaines causes sociales et sécuritaires. Par exemple, la LUCHA a joué sa partition dans le combat du respect de la constitution et de la tenue des élections auxquelles Kabila ne devrait pas se porter candidat. Les militants de Lucha ont mobilisé et manifesté sur divers registres et à toutes les échelles d’action : action directe, journée ville morte, sit-in, pétitions, grèves, marches, plaidoyers et ce, au niveau local, national, régional et international. La combinaison de ces actions a abouti au départ de Joseph Kabila.
Est-ce que les travailleurs et syndicats ont également joué un rôle important dans le départ de Joseph Kabila ?
L’espace syndicat congolais n’est pas structuré et indépendant. C’est seulement le syndicat des étudiants où les étudiants ont joué un rôle marqué dans cette dynamique d’action. Les autres syndicats ou les travailleurs se réclament des « apolitiques » et par conséquent, les questions pleines de significations politiques sont écartées et évitées en suivant leur logique et leur conception du syndicalisme. Je les invite à questionner leur rôle dans la construction de l'État congolais. Le syndicat ne doit pas se limiter à une seule revendication : augmentation de salaire ou amélioration des conditions de travail. Un syndicat peut porter des questions éminemment politiques et sociales.
En tant que quelqu’un qui a grandi sous la présidence de Joseph Kabila, comment décririez-vous l’impact de cette période de l’histoire du pays sur vous-même personnellement et votre évolution politique ?
Oui, j’ai grandi sous la présidence de Kabila et son jeune âge fascinait beaucoup durant les premiers mois de sa présidence. A l’école, on était fier d’avoir le plus jeune président du monde mais nous avons déchanté en prenant de la maturité et en développant un regard soutenu sur la gouvernance. On peut lui pardonner ses premières années de présidence partagée, de 2002 à 2005, même s’il existe des choses à lui opposer. En revanche, je ne peux pas lui pardonner d’avoir raté l’occasion de construire le pays à partir de 2006. Sa gouvernance fondée sur la prédation, la corruption, l’impunité, le détournement, la répression, la pensée unique, et l’insécurité a fait que le pays a continué à s’effondrer quotidiennement. Et cela a eu un impact considérable sur ma formation scolaire et ceux des autres jeunes, sur les ménages et sur le pays. Beaucoup d’enfants n'ont pas étudié faute des moyens financiers de leur familles, les uns ont fini les études mais ne pouvaient pas trouver un emploi car le taux de chômage est élevé.
En outre, ce qui a déclenché mon engagement politique est lié à sa volonté de briguer un troisième mandat alors que la constitution posait des limites et surtout que les conditions de vie des Congolais se dégradaient et l’insécurité dans l’Est du pays faisait tuer plusieurs congolais. On ne faisait que compter le nombre des morts, que des statistiques alors que ce sont des vies fauchées et des familles déchirées, et des espoirs envolés, et ce, dans l’indifférence absolue des autorités. Et quand une figure militaire comme celle de Mamadou Ndala Moustapha et du général Bauma qui s’étaient illustrées dans la lutte contre les forces négatives, sont rapidement tuées dans les circonstances floues sans que l'État congolais s’en préoccupe. A cela s'ajoutent les mauvaises conditions des militaires, des fonctionnaires, des policiers et leurs dépendants qui révoltent jusqu’à ce jour alors que les ministres centraux ou les gouverneurs vivaient ou vivent dans l’opulence sociale. Ce manque de répartition des recettes de l'État m’a affecté et a nourri ma révolte. Il faut combattre les inégalités sociales produites et entretenues par l'État.
C’est vers 2014 que j’ai basculé dans cette radicalisation militante afin d’éveiller les compatriotes pour faire échouer le plan de Kabila et sa cohorte de prédateurs. Heureusement, qu’on peut s’en féliciter, Kabila a été dégagé mais ses pratiques sont restées. Le combat continue à ces propos.
Alors, Kabila est parti, et en janvier 2019, Felix Tshisekedi est arrivé au pouvoir. Est-ce que ce changement du pouvoir a créé des meilleures conditions pour des mouvements citoyens comme la Lucha de se faire élargir et se faire sentir encore plus au niveau politique ?
Pas du tout, la répression continue et cette fois-ci, cette répression consiste à tuer les militants. Depuis 2019, trois militants de Lucha ont été abattus par la police au courant des manifestations non-violentes. Le dernier cas est survenu le 24 janvier 2022 lorsque la police a tué le jeune militant Mumbere Ushindi de 22 ans, après le meurtre de Obadi et de Marcus en novembre 2019 et mai 2020 respectivement. A ces tueries, il faut ajouter des arrestations arbitraires des militants de Lucha. Un autre camarade de Beni, Kambale Lafontaine, s’est vu couper la jambe après avoir subi une balle dans la jambe lors d’une manifestation. A ce moment même, 13 de mes camarades sont jetés en prison et ont été condamnés à 12 mois de prison ferme. LUCHA a déjà interjeté ce jugement inique. En outre, le camarade King Mwamwiso se fait arrêter par le maire de Goma pour ses critiques sévères vis-à-vis de la gouvernance urbaine.
Une chose qui a changé est que nous ne sommes pas arrêtés sur le même registre de discours. A l’époque de Kabila, nous étions plus arrêtés sur le registre du respect de la constitution et de la démocratie alors qu’actuellement c’est sur le registre sécuritaire que nous sommes réprimés. En dépit du fait que notre revendication qui vise à exiger le rétablissement de la sécurité, la fin des massacres et le retour de la paix soit une cause légitime et audible, et par là même, notre contribution à la recherche de la paix est indéniable. Il faut aussi noter que nous ne sommes pas le seul groupe à être réprimée sous ce registre sécuritaire, il y aussi des artistes engagés locaux de Beni qui sont visés. Je pense à Idengo qui croupit à la prison centrale de Goma.
Sur le plan politique, Lucha continue de diffuser des propositions et des idées que ce soit sur le volet du processus électoral, de la corruption, de l’impunité, sur la gestion de covid ou sur le délicat sujet de l’état de siège. L’influence de LUCHA pénètre le fait religieux et l’espace politique. Nous interagissons avec les acteurs politiques, religieux et ceux de la société civile afin d’avancer nos causes et notre agenda. C’est le Congo qui gagne en nous écoutant. Nous avons réussi à déposer des documents pertinents auprès des institutions. Je peux citer par exemple le bulletin de Fatshimetrie qui est publié chaque année et est déposé aux acteurs de tout bord pour que les gouvernants se rendent compte de l’évaluation de leur action par les citoyens. Ce sont également les différents mémos et lettres qu’on adresse aux autorités lors que consultations et des conférences. Nous avons rencontré le président Tshisekedi, le premier ministre et différents ministres pour apporter nos propositions à certaines questions de la vie nationale mais je me rends compte que ces « gens » n’écoutent pas et préfèrent faire à leur tête alors que les résultats sont invisibles trois ans après. Tout ce qu’on remarque, c’est une forme de diabolisation et de stigmatisation qui est orientée contre les vaillants militants. La LUCHA grandit et va continuer de grandir et va jouer un rôle déterminant dans les prochains mois.
Est-ce que les événements et changements politiques récents au Congo vous donne l’espoir pour un meilleur avenir, ou plutôt voyez-vous une continuation des mêmes logiques politiques sous un autre dirigeant ?
Ce ne sont pas ces changements et ces événements politiques survenus qui me donnent de l’espoir mais c’est le fait que je sois débout pour lutter qui me donne de l’espoir pour un avenir radieux. Le Congo de demain sera meilleur que celui d’aujourd’hui mais il nous exige de prendre conscience de nos responsabilités individuelles et collectives. Je ne pense pas qu’on peut réduire la situation au basculement de région. Toutes les régions sont présentes dans ce régime même si une région semble avoir une hégémonie que les autres. Pour résumer, je dis que Kabila est parti mais ses pratiques sont restées et donc, il faut les combattre absolument et avec acharnement.
Pour terminer, cette année de 2021 a marqué la soixantaine du meurtre de Lumumba. Est-ce que vous pouvez nous parler de son influence au Congo aujourd’hui ? Qu’est ce qu’il représente pour vous-même, ainsi que les autres militants politiques ?
Lumumba, Okito et Mpolo constituent le trio considéré comme « le père de l’indépendance » de la RDC. Plus singulièrement Lumumba est une figure historique de la RDC, de l’Afrique et du monde entier. Ses idées continuent à être revendiquées par des partis politiques au Congo même si les actions politiques de ces partis n’ont rien avoir avec les idées lumumbistes. Je pense par exemple au Parti lumumbiste unifié (en abrégé PALU) qui à travers ses actes trahissent la pensée politique de Lumumba. Lumumba exerce une forte influence sur ma trajectoire militante et il fait consensus en RDC. Beaucoup des jeunes militants se reconnaissent dans sa pensée et l’incarnent à bien des égards. Je note que s’identifier comme Lumumbiste est perçu comme une ressource politique qui vise à une légitimation politique auprès de la population. Cela a du sens durant les échéances électorales.