Quel impact des textes juridiques pour quelle concertation dans la préparation de ceux-ci ?

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 Par Bienvenu MATUMO[1]

 Introduction

J’exerce mon droit de citoyen pour m’exprimer sur les sujets d’actualités abondants et diversifiés de mon pays, la RDC. Des massacres au bilan très lourd à l’Est, des inondations aussi meurtrières que destructrices, des incursions d’armées étrangères, des faits de corruption, le bulletin quotidien de la riposte contre COVID-19, des Kidnapping, des morts de Rangers et civils dans une embuscade et j’en passe. Cette fois-ci, c’est la publication d’un décret qui retient mon attention. Loin de moi l’idée selon laquelle que ces autres questions ne la méritent pas. Bien au contraire, elles sont traumatisantes et déchirantes à tel point que je manque de mots pour en parler. A ce titre, j’exprime toute ma compassion à tous mes compatriotes qui en sont victimes directes ou indirectes.

Depuis plusieurs années que je n’arrête pas d’observer minutieusement la dynamique de la société congolaise. J’ai parfois agi sur terrain pour marquer mon engagement et contribuer à la construction des mutations sociétales justes au profit de la population congolaise.

En effet, c’est toujours irritant de découvrir par la presse que les décideurs ont publié une norme pour soit légiférer ou réglementer un secteur donné de la vie nationale mais, dont l’impact socio-économique négatif est certain. Les textes normatifs (lois, ordonnances, décrets, arrêtés) devraient être pris après avoir procédé à une étude approfondie de l’impact sur la vie de la société. C’est-à-dire en apprécier les conséquences socio-économique, politique, culturelle et environnementale qu’elles peuvent engendrer. Cette étude est un préalable essentiel à toute démarche de préparation d’un texte normatif que l’on veut pertinent et efficace.

Un texte normatif est un projet politique qui vise à corriger, atténuer, résoudre ou régler un problème sociétal. Cette correction se traduit par la formulation d’une politique publique dans un secteur donné, obéissant à une démarche rigoureuse de légistique.

La légistique s’articule sur deux (2) volets : la pensée de la norme et la rédaction de celle-ci. Alors que la formulation d’une politique publique se décline en cinq (5) étapes : la concertation, la préparation, le diagnostic, la rédaction et la validation.

Il apparaît que les outils de ces démarches ont pour finalité donner des éclairages significatifs au problème sociétal à résoudre par les décideurs politiques à travers un texte normatif ou une politique après avoir écouté les avis des citoyens. La concertation est donc une phase clé dans l’activité normative et de gestion publique.

De la pertinence de la concertation en légistique et en élaboration des politiques publiques

Dans cette réflexion, je me limiterai à établir les liens entre le volet de la pensée d’un texte normatif comme le préconise la légistique et la concertation que suggère la formulation d’une politique publique d’une part et d’asseoir cette réflexion par un exemple remarquable du Décret n°20/005 du 09 mars 2020 modifiant et complétant le Décret n°012/15 du 20 février 2012 fixant les modalités de calcul et le taux de revenus des prestations de l’Autorité de Régulation de la Poste et des Télécommunications, « ARPTC » en sigle d’autre part. 

Par définition, la légistique est l’ensemble des règles, principes et méthodes qui doivent être observés dans la préparation de textes normatifs[2]. Comme, je l’ai mentionné ci-dessus, je me focaliserai uniquement sur la pensée du texte normatif qui est l’habillage juridique d’un projet politique. Cela sous-entend qu’on doit étudier l’impact, la pertinence et l’opportunité du projet sur tous les aspects notamment socio-économique. C’est là que la concertation qui sous-entend un processus par lequel la réflexion en commun apporte toute sa richesse aux idées politiques.  La participation des parties prenantes (services étatiques, les élus, les acteurs privés, la société civile et grand public) intervenants dans le secteur concerné ne devrait pas être une option mais une obligation pour la qualité de la norme[3]. Elle marque le sens de la démocratie et de la bonne gouvernance. Elle légitime l’action publique.

Seul le choix de la forme de la concertation devrait être laissé à l’appréciation souveraine de l’autorité à l’initiative du projet.  Elle opterait entre autres, pour : 

  • L’information de la population (par une communication publique à travers les médias à l’occurrence la RTNC, etc.) ;
  • La consultation de ceux qui peuvent avoir à exprimer par des ateliers et séminaires ;
  • L’écoute de ceux qui voudraient s’exprimer par des centres d’appels dédiés, des sondages par exemple et ;
  • Le dialogue avec les groupes dont l’opinion et l’adhésion sont essentiels à l’avenir du projet.

En outre, cette démarche peut s’opérer à la fois dans un cadre institutionnel, à travers une concertation technique et citoyenne afin de faciliter d’une manière saisissante l’appropriation, l’enrichissement et la co-production du projet politique ou du texte normatif. Les représentations et perceptions de la population pour laquelle le projet politique est censé apporter des réponses à son (ses) problème (s) doivent être prises en compte à travers les enquêtes et sondages (la technologie peut être sollicitée).

Force est de constater que cette démarche n’a toujours pas été observée lors de l’élaboration des normes en la RDC en dépit de l’existence des guides méthodologiques depuis quelques années. Il importe de noter que cette faiblesse pourrait être à la base de l’inefficacité et de la non-pertinence des nombreuses normes et politiques en RDC. En d’autres termes, ce manquement rend inapplicable ces textes normatifs car ouvrant la voie à des vives contestations publiques et mobilisations sociales lorsqu’il en découle une aggravation des difficultés sociales et économiques voire des restrictions des libertés. C’est ici le lieu de mentionner que l’adage classique de droit selon lequel « nul n’est censé ignoré la loi » se heurte à l’ignorance de la loi elle-même, car cette loi n’est pas le fruit d’une démarche participative et d’un jeu démocratique.

Dans l’histoire politique de la RDC, les exemples sont légions. Je peux mentionner un exemple qui illustre cette rupture de la démarche : la réforme envisagée de la constitution en janvier 2015 qui portait sur l’introduction d’un mécanisme de recensement de la population qui sous-entendait dans le fait un glissement des élections au profit de Joseph Kabila. Celle-ci avait débouché sur des manifestations de la population sévèrement réprimées, mais au final un recul du Gouvernement. Une victoire de la « rue » qui ne juge pas de la non-pertinence du projet sur le fond (le recensement de la population reste capital pour une meilleure planification du développement) mais de son opportunité. La faute peut-être à la méthode.  

Par ailleurs, il importe de souligner que dans certaines situations de crise, généralement politiques, les tenants du pouvoir en difficulté peuvent puiser dans la concertation pour recouvrer un semblant de légitimité. Mais cette démarche est souvent torpillée volontairement, tiraillée entre les intérêts des uns et des autres. C’est dans ce contexte que certains acteurs qui, pourtant ont une opinion pertinente sur le sujet en concertation, sont écartés volontairement parce qu’on les accuse de ne pas être assez complaisants. L’exemple des récents dialogues politiques organisés entre 2016 et 2019 et dont les résolutions n’étaient pas intégralement mises œuvre donne des témoignages significatifs quant à ce. Les conséquences de ces dialogues/concertations dont le seul but était le débauchage politique et le partage équilibré des institutions se font encore sentir sur le paysage politique congolais.  Le pays n’a pas connu des bifurcations positives majeures tant attendues. Les normes arrêtées sont destinées à bien asseoir cette crise savamment créée par les gouvernants afin de sauvegarder des intérêts politiques dont l’ambition est très individualiste.

Le décret précarisant ?

Pour revenir sur le Décret susmentionné, il me paraît essentiel de questionner son opportunité sociétale dans ce contexte de pathologies du social. Comme il est question de modification d’un texte existant, il est judicieux d’évoquer d’abord l’évaluation des impacts de l’ancien décret de 2012.  Cela revient à dire qu’on a bien identifié des nouveaux éléments et des nouveaux défis qui méritent d’être encadrés dans le secteur de la télécommunication. Une analyse complète de ces défis devrait découler d’une concertation/consultation des tous les acteurs majeurs intervenant sur la question.

La nouvelle réglementation voudrait taxer annuellement d’un 1 et 7 $ la possession d’un appareil téléphonique mobile selon que l’utilisateur détient un appareil mobile 2G et 3G, 4G ou plus ainsi que les autres appareils dotés d’une technologie future respectivement. La mesure va évidemment entraîner une hausse du coût de la communication pour des utilisateurs vivant déjà en grande majorité sous le seuil de la pauvreté (moins de 2 $par jour) s’il faut s’en tenir au rapport du PNUD. On peut donc, sans se tromper, en déduire que cette réglementation aura une incidence négative sur la consommation des ménages. Il constituera par conséquent un frein majeur dans la réalisation de l’ambition numérique du pays qui consiste, entre autres, à augmenter le taux d’accès à internet et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il apparaît sans doute que cette nouvelle taxe va freiner l’élan de congolais à se connecter et va impacter négativement le taux de pénétration de la téléphonie mobile qui se situe à 41,3% soit 36,48 millions d’abonnés sur le plus de 90 millions d’habitants[4].

Ce décret traduit une absence flagrante de cohérence dans les politiques déployées par le gouvernement congolais. Le bon sens voudrait que les mesures prises convergent vers la facilitation de l’accès aux ressources technologiques et à la baisse du coût de la communication qui est parmi les plus élevé de la planète afin d’atténuer les inégalités d’accès aux besoins numériques.  

Si concertation il y a eu dans la préparation de cette nouvelle réglementation, je me m’interroge sur la mise œuvre de la démarche. La société civile, les associations des consommateurs pour ne citer que ceux-là, ont-elles été écoutées ? Depuis mars 2019, la LUCHA, un mouvement citoyen portant la voix des consommateurs de la RDC, mène avec courage une campagne contre la surfacturation et la qualité médiocre de services vendus par les compagnies de télécoms. Plusieurs mémorandums ont été adressés au gouvernement et à l’ARPTC. Des documents dignes de donner un point de vue éclairé sur la situation de détresse dans ce secteur. En revanche les autorités ont préféré s’en passer et décréter une règlementation qui ne répond guère au véritable problème social de la population, mais bien au contraire qui alourdit ses charges. Le comble est que même certains acteurs politiques à l’instar des députés Nationaux n’ont pas été consultés alors qu’ils ont un point de vue pertinent à exprimer sur ce sujet. La prise de position du député Safari AYOBANGIRA contre ce décret en est une formidable illustration. Comme lui, des nombreux congolais ont marqué leur vive consternation contre ce décret qui accentue la fracture numérique de la population et qui va à l’encontre même des engagements stratégiques pris par le gouvernement pour une République plus moderne. Je partage leur désarroi et Je m’inscris dans la même logique et proteste face à une attitude prédatrice du gouvernement.

Il est aussi essentiel de noter qu’à l’achat de chaque appareil visé par le décret, une TVA est déjà perçue à charge de l’utilisateur final. A mon avis, cette nouvelle norme consacre une double taxation sur un même produit. Cela traduit l’incohérence des autorités. Leur priorité s’éloigne du bien-être collectif des citoyens qui passe par une redistribution équitable des richesses et se rapproche bien plus du besoin de financement du train de vie ostentatoire des animateurs des institutions tout aussi multiples qu’inutiles. La part importante du budget de l’état est consommée par les institutions souvent aux résultats médiocres et moins concluants.

De la gestion au prisme du détournement ?

L’autre question qui attire mon attention est la gestion de la taxe induite par cette norme. Les congolais conscients du contexte économique délétère durant et après le Covid-19 voudraient participer aux efforts collectifs afin de surmonter cette crise. Cela veut-dire qu’ils ne sont pas réfractaires quand il s’agit de payer les taxes et des impôts mais demandent plus de transparence et d’équité. En dépit du caractère dit « informel » de l’économie congolaise, les opérateurs s’acquittent régulièrement de diverses taxes qui leurs sont imposées par les autorités sans qu’aucune contrepartie ne soit visible ni envisagée par ailleurs. A titre d’exemple, il n’y a qu’à voir l’état des infrastructures et d’insalubrité du marché central de Kinshasa alors qu’une véritable fortune financière résulte de la taxe journalière perçue sur les étalages et boutiques qui y sont installés. Ou encore, un autre cas saillant est celui de la perception de la taxe dite « Go-pass » à chaque voyageur dont la gestion est opaque et sans doute ne semble pas être destinée à la modernisation des infrastructures aéroportuaires. Mais les congolais payent me semble-t-il « fièrement » cette taxe sans la contester vigoureusement. Ce propos vise à démontrer combien de fois les citoyens « ordinaires » n’hésiteront pas à payer cette taxe « injuste ». La gestion et la finalité de cette nouvelle taxe méritent d’attirer l’attention des gouvernants et des autres acteurs. La corruption et le détournement n’ont pas arrêté de défrayer la chronique politique en RDC. Ils sont ancrés dans la gestion de projets sociaux et de biens publics. Le programme dit des « 100 jours » l’illustre parfaitement. En l’espace de 15 mois seulement, les acteurs impliqués dans son exécution sont soupçonnés d’avoir détourné des centaines de millions de dollars américains allouées aux différents travaux. Heureusement que la Justice s’est mêlée et j’espère qu’elle fera toute la lumière sur ce scandale afin de marquer un tournant majeur dans la naissance d’une justice juste et protectrice de droits de chacun des citoyens, des valeurs républicaines et de l’ordre public. Ce déploiement de la justice est en train de redonner de l’espoir au peuple congolais me semble-t-il.

Ce cycle pernicieux de corruption et de détournement de biens publics a brisé la confiance entre les congolais et les gouvernants. Ces derniers sont accusés de n’être préoccupés que par leurs intérêts égoïstes au détriment de l’intérêt général. Le pourquoi de la méfiance justifiée à l’égard d’un décret sur les télécommunications issu d’un processus boiteux et aux finalités sociétales injustifiées et dévastatrices.

 Conclusion

Pour rétablir la confiance brisée, il faut une approche articulée autour du triptyque Secteur privé- État-Société civile dans le processus d’élaboration des lois au sens large et des politiques publiques. Cela sous-entend que les gouvernants construisent une dynamique de refondation de l’état portée par les réformes structurelles en changeant des méthodes et outils de gouvernance d’une part et l’établissement de la transparence source d’équité et de justice sociale d’autre part.

Le Premier Ministre devrait absolument se remettre en question et penser sans attendre aux conséquences de son décret du point de vue du consommateur de la téléphonie et de la suite de la politique numérique. Ce décret est frappé indéniablement de l’inopportunité sociétale. Et ce, parce qu’il n’a daigné écouter certaines parties prenantes à l’occurrence la population représentée par la société civile (sur laquelle la norme produira ses effets). Il devrait donc être retiré ou à la limite surseoir à son exécution en attendant de trouver une meilleure alternative.

Tout texte normatif étant un projet politique qui vise à résoudre, corriger ou atténuer un problème sociétal, dans l’avenir, réfléchir à ouvrir le plus large possible la démarche participative. Les « lois » n’ont pas seulement une portée juridique mais recouvrent bien plus des enjeux socio-économiques, politiques, culturels, ou écologiques majeurs qu’il faut prendre en considération faute de quoi la « loi » produite perd de son efficace et de son applicabilité. On ne réforme pas par un décret dit-on.

[1] Bienvenu Matumo est Ir Agronome et militant de LUCHA.

[2]  http://www.guide-legistique.fr/guide.pdf:

[3] Pr Abdoullah CISSE : Formulation et évaluation des politiques publiques : ENA/RDC, décembre 2014

[4] Rapport de l’observatoire du marché de la téléphonie Mobile de l’ARPTC, troisième trimestre 2019