Kinshasa : pris au piège des embouteillages, les Kinois au bord de l’épuisement mental

À Kinshasa, les interminables files de voitures ne constituent plus seulement un problème de circulation: elles sont devenues un véritable fléau pour la santé mentale et l’énergie des habitants, confrontés quotidiennement à un stress devenu chronique.

Il est à peine 7h30, et déjà, le boulevard Lumumba ressemble à une grande file d’attente sans fin. Klaxons stridents, chauffeurs nerveux, passagers fatigués : la journée n’a pas encore commencé qu’elle est déjà épuisante.

Pour beaucoup de Kinois, ces trajets interminables sont devenus une épreuve psychologique à part entière. « Quand tu quittes la maison à 5 heures pour arriver au travail à 9 heures, et qu’au retour tu refais le même parcours pendant trois heures, tu finis vidé », témoigne Patrick, trouvé à un arrêt de bus à Limete. « Même si tu dors, le lendemain tu te réveilles encore fatigué ».

Pour le Dr. Josué Ozowa Latem, psychothérapeute, cette fatigue persistante est loin d’être anodine. « On parle de stress chronique quand le facteur stressant est répétitif et que la personne n’a plus de contrôle sur la situation. À Kinshasa, c’est exactement ce qui se passe avec les embouteillages. Les gens vivent le stress le matin, le revivent le soir, sans jamais avoir le temps de récupérer ».

Ce stress permanent, explique-t-il, provoque une cascade de symptômes : épuisement persistant, douleurs musculaires, maux de tête, troubles du sommeil, irritabilité, frustration, voire tristesse et des difficultés à se concentrer. « À long terme, ces troubles peuvent conduire à des burn-out ou favoriser l’apparition des maladies cardiovasculaires », alerte le psychothérapeute.

De la route au bureau, la productivité en chute libre

Les effets des embouteillages dépassent largement le cadre du mal-être individuel. Ils impactent aussi la performance au travail et à l’école. « Un travailleur stressé et fatigué aura du mal à se concentrer et à rester efficace. Un élève qui affronte chaque jour des heures de bouchons ne peut avoir un bon rendement scolaire », souligne le Dr. Josué Ozowa Latem. 

Dans un contexte économique déjà tendu, cette baisse de productivité a des répercussions. « On arrive au bureau nerveux, frustré. Parfois, il suffit d’un rien pour s’en prendre à ses collègues », raconte Gaston, employé de banque à Gombe. « Le soir, on rentre tard, on n’a plus la force de cuisiner, de parler, ni même de s’occuper de soi ».

Au-delà de la fatigue, ces trajets interminables alimentent un sentiment d’impuissance généralisée. « Beaucoup de Kinois ont l’impression d’être pris au piège, sans solution. Cette frustration se transforme souvent en colère diffuse, qu’on retrouve dans les discussions, les insultes au volant, et une tension constante dans l’air », explique le psychothérapeute. 

Armand, chauffeur de taxi-bus sur l’axe Matete–Victoire, le constate au quotidien : « Les gens sont à cran. Il suffit d’un coup de klaxon ou d’un arrêt trop long pour se faire insulter. On sent que tout le monde est sous pression, nerveux ».

« Le corps aussi en paie le prix »

Sharon Ngandu, médecin généraliste aux cliniques universitaires de Kinshasa et à l’hôpital du Cinquantenaire, alerte sur la montée inquiétante des cas de stress chronique observés dans la population. 

Il constate notamment une augmentation des AVC chez des patients de moins de 40 ans, un phénomène qu’il lie directement à une exposition prolongée au stress, au manque de repos, à l’hypertension précoce et à une sécrétion excessive de catécholamines. 

« Aujourd’hui, les plaintes de fatigue chronique, d’irritabilité, d’agressivité, de troubles du sommeil, de tensions musculaires ou encore de jugement altéré deviennent fréquentes dans nos consultations », explique-t-il.

Selon lui, les effets physiologiques du stress répété sont clairs : élévation de la tension artérielle, accélération du rythme cardiaque et affaiblissement progressif de l’organisme. « Même sans maladie organique, beaucoup de patients présentent une fatigue nerveuse typique des personnes soumises à une pression constante », ajoute-t-il. En cause : une production continue de cortisol et de catécholamines, des hormones qui forcent le corps à rester en état d’alerte.

« L’organisme puise dans ses réserves pour tenir, mais à la longue, c’est l’épuisement total. Les gens se sentent vidés, sans énergie, parfois au bord de la dépression », conclut-il.

Des pistes pour mieux respirer 

Face à cette "triste" réalité, les experts recommandent une hygiène mentale adaptée au rythme effréné de la ville. « Il faut d’abord accepter les contraintes du quotidien. À Kinshasa, les embouteillages sont inévitables. Mieux vaut s’y préparer que les subir », conseille le Dr. Josué Ozowa Latem. 

Parmi ses conseils : anticiper ses trajets et partir en avance, intégrer une activité physique régulière (marche, danse, sport léger), s’accorder des moments de repos, de lecture ou de reconnexion à la nature, écouter de la musique apaisante pendant les trajets, pratiquer la respiration profonde ou la relaxation.  

Et si malgré tout, le mal-être persiste : « Il faut consulter un spécialiste. Le stress n’est pas une faiblesse, c’est une alerte du corps qu’il faut écouter », insiste-t-il. 

Au-delà des gestes individuels, la question du stress urbain interpelle les pouvoirs publics. Pour une sociologue interrogée, tant que les politiques de mobilité et d’aménagement resteront inadaptées, « le stress restera une fatalité quotidienne pour des millions de Kinois ».

En attendant une réforme en profondeur, les habitants composent avec cette lenteur imposée par leur ville. « On est tous fatigués, mais on n’a pas le choix. C’est Kinshasa : il faut être fort », souffle Patrick.

James Mutuba