Tribune de Roger-Claude Liwanga
(Professeur de droit et de négociations internationales à l’Université Emory, USA).
Pendant que son pays fait face à des pressions diplomatiques et aux sanctions économiques pour son soutien aux rebelles du M23, le Président rwandais Paul Kagame recourt à la « tactique du salami » pour manipuler et gérer la pression internationale tout en consolidant sa présence dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC).
Inventée en Hongrie dans les années 1940 par Mátyás Rákosi, la « tactique du salami » décrit l’élimination de l’opposition, tranche par tranche. Dans le cas du dirigeant rwandais, cette stratégie a consisté pour Kagame à raffermir progressivement son expansion du pouvoir sur le territoire congolais par des actions apparemment insignifiantes ou inaperçues, jusqu’à ce que les autorités en RDC réalisent – trop tard – que le gros de la saucisse avait déjà été confisqué. Cette technique d’expansion incrémentale a longtemps permis à Kagame de contourner les pressions et les menaces contraignantes des grandes puissances en les « saucissonnant » en autant de morceaux nécessaires afin de réduire leurs effets et de retarder leur mise en œuvre.
Plutôt qu’organiser une invasion militaire ouverte et à grande échelle de la RDC, Kagame aurait préféré exploiter la présence des milices locales ayant souvent des agendas distincts et soutenir les groupes rebelles ethniques pour déstabiliser la RDC. En soutenant régulièrement ces groupes armés (particulièrement le M23 qui occupe de vastes territoires dans les provinces du Nord et Sud-Kivu), Kagame affaiblit l'autorité de l’État congolais, enfreint la souveraineté de la RDC et se donne un levier sans pourtant provoquer immédiatement une réaction internationale.
Et puis, dès que les pressions internationales s’intensifient contre lui, Kagame nie premièrement toute implication directe, rejette ensuite la faute sur Kinshasa ou ajuste assez son discours pour atténuer les menaces sans pour autant opérer de changements substantiels. Subséquemment, il accepte le principe des pourparlers de paix (en l’occurrence, le processus de Luanda), reconnaît certaines préoccupations sur l’instabilité régionale et montre une volonté apparente de coopérer avec les organisations régionales (telles que l’Union africaine, la SADC et l’EAC) pour une solution pacifique. Néanmoins, ces gestes, qui se veulent avant tout symboliques, divisent l'opinion internationale et permettent au dirigeant rwandais de gagner du temps pour poursuivre ses objectifs stratégiques.
Dans l’intervalle, Kagame profite également des antagonismes au sein de la communauté internationale et des organisations régionales, soit pour sauvegarder soigneusement ses alliances avec certains acteurs majeurs, soit pour isoler la RDC si possible. Par exemple, mécontent de l'implication de la SAMIDRC (la Mission de la Communauté de développement de l'Afrique australe en RDC) en faveur de Kinshasa, Kagame utilisa des menaces et des manœuvres diplomatiques pour convaincre certains pays contributeurs de troupes (comme le Malawi et l'Afrique du Sud) de retirer leurs soldats de cette force armée sous-régionale ; laissant ainsi la RDC sans force militaire alliée. Au reste, en acceptant récemment la médiation qatarie pour rencontrer le Président Tshisekedi à Doha (alors qu'il avait boycotté une rencontre similaire à Luanda quelques mois plus tôt sous la facilitation du président angolais Lourenço), Kagame aurait délibérément manœuvré pour contrecarrer et diminuer l'influence de l'Angola dans le processus de paix en RDC. Ceci conduisit l’Angola à abandonner sa médiation entre Kinshasa et Kigali. Bien sûr, cette rencontre tête-à-tête aurait permis à Kagame de discréditer le Président Tshisekedi tout en le faisant perdre un allié important et surtout de reprendre le contrôle de la dynamique des négociations dans des conditions plus favorables alors qu’il était jusque-là diplomatiquement en difficulté.
Grâce à la « tactique du salami », Kagame fragilise politiquement la RDC sur le plan interne, l’affaiblit diplomatiquement sur la scène régionale, l’envahit et exploite ses ressources naturelles sans nécessairement avoir besoin d’une confrontation directe.
Toutefois, une question demeure : qu’est-ce qui empêcherait les autorités congolaises de répondre efficacement à la stratégie de « kagamienne » ? Cette question est d’une grande pertinence.
Assurément, les autorités congolaises seraient au courant du modus operandi de Kagame puisque le Président Tshisekedi critique fréquemment les velléités expansionnistes de Kigali. Pourtant, la réponse de Kinshasa serait jusque-là inefficace pour diverses raisons. D’abord, il y a une incohérence stratégique à l'égard du Rwanda car Kinshasa oscillerait parfois entre la condamnation, les menaces de confrontation militaire directe et l’engagement diplomatique. En second lieu, plutôt qu’être proactif aux provocations rwandaises tout en prévoyant des réponses adéquates, Kinshasa serait souvent réactif aux escalades. Ceci aurait souvent permis à Kagame de dicter le rythme et l'ampleur des événements. Ensuite, il existe une fragmentation politique en RDC qui rend difficile la mise en place d’un front uni face aux incursions rwandaises. D’ailleurs, les consultations actuelles menées par le conseiller spécial en matière de sécurité du président Tshisekedi pour la formation du gouvernement d'union nationale en période de crise sont déjà boycottées par les principales forces de l’opposition politique. Enfin, la corruption, l’infiltration et l’indocilité qui gangrènent les forces de sécurité feraient en sorte que les soldats congolais soient souvent inefficaces, bien qu'ils soient nombreux, pour contenir les activités des rebelles.
Pour conclure, le gouvernement congolais peut encore récupérer quelques tranches de salami auprès de Kagame. Il pourrait, par exemple, commencer à développer une approche cohérente et proactive dans ses relations avec Kagame. Mais, saura-t-il le faire dans les prochains jours ? Il est encore tôt pour le confirmer.