Décision de la CENI invalidant les candidats aux législatives: Les loups sont entrés dans la bergerie 

Denis Kadima, président de la CENI
Denis Kadima, président de la CENI

Par Grace MUWAWA LUWUNGI

Avocat au Barreau de Kinshasa/Matete

Assistant à la Faculté de Droit de l’Université de Kikwit

Doctorant en Droit à l’Université de Kinshasa

 

Le vendredi 5 janvier 2024, la Commission Électorale Nationale Indépendante, CENI en sigle, a rendu publique sa Décision n° 001/CENI/AP/2024 du 5 janvier 2024 portant annulation des suffrages dans certains bureaux et centres de vote en République Démocratique du Congo.

Aux termes de cette décision, sont annulés les suffrages obtenus par les candidats aux élections législatives, provinciales et communales dont les noms sont repris à l'annexe I de la décision précitée.

  1. Problèmes de droit :
  1. La compétence étant d’attribution, la CENI est-elle matériellement compétente de prononcer des sanctions d’annulation des suffrages des candidats ?
  2. Quelle est la nature juridique de la Décision n° 001/CENI/AP/2024 du 5 janvier 2024 ?
  3. De quel contentieux s’agit-il ? Quelle est la juridiction matériellement compétente pour connaître du contentieux d’annulation de cette décision, et suivant quelle procédure ?

Répondre à cette problématique n’est pas chose aisée. La démarche consiste, avant toute chose, à identifier juridiquement la CENI : qu’est-elle donc en droit ?

Le droit constitutionnel congolais identifie la CENI comme une institution d’appui à la démocratie, ayant pour mission l’organisation des élections et la proclamation des résultats provisoires. En droit administratif par contre, elle est identifiée comme une autorité administrative indépendante (AAI). Arrêtons-nous là : de quare agitur ?

La CENI est une autorité administrative indépendante.

  1. Autorité :

On dit qu'elle est une AUTORITE parce qu'elle est une institution publique dotée, de par la Constitution de la République et la loi qui l’organise, d'un pouvoir de décision unilatérale, de réglementation et de sanction.

  1. Administrative

On dit qu'elle est ADMINISTRATIVE, d'abord par opposition au politique et au judiciaire, ensuite parce qu'elle tire sa fonction du droit administratif c'est-à-dire remplir une mission de service public. A cet égard, les décisions, les règlements et les sanctions qu'elle prend sont des actes administratifs.

  1. Indépendante 

On dit qu'elle est INDEPENDANTE, parce qu'elle n'est placée sous l'autorité directe ou indirecte d'aucune autre institution, ni sous la tutelle du Gouvernement. Elle est dotée à la fois d'une autonomie de gestion administrative, des ressources humaines et des finances. Elle est créée par la Constitution et organisée par une loi organique. Son caractère indépendant est expressément le vœux du constituant qui la crée afin d'éviter tout interventionnisme étatique direct du Gouvernement ou d'une quelconque autre autorité.

Cependant, l'indépendance d’une AAI ne signifie pas une absence de tout contrôle, et en particulier du contrôle juridictionnel. L'indépendance ne fait pas de la CENI une institution administrative libertine.

Ainsi, le contrôle d'une AAI se fait à deux niveaux :

D'abord par le Parlement qui a pour mission de contrôler les institutions de la République. En effet, l'AAI rend compte au Parlement qui évalue ses activités, et détient un pouvoir de sanction.

Ensuite, le Conseil d'État. En effet, la jurisprudence et la doctrine admettent que le Conseil d'État a une compétence de principe qui part de la nature administrative de l'institution et de ses décisions. Avant d'être une institution indépendante, elle est d'abord et avant tout une institution administrative. Et le contrôle juridictionnel de l'administration se fait par le juge administratif, les cours et tribunaux administratifs au sommet desquels se trouve placé le Conseil d'État (compétence matérielle). Et la compétence territoriale du Conseil d'État se justifie par le fait que les AAI sont des institutions à compétence nationale, même si leurs décisions peuvent, dans certains cas, ne toucher qu'un individu, un groupe d'individus, ou une portion du territoire nationale (acte administratif individuel, collectif ou particulier).

En conclusion, le Conseil d'État a effectivement compétence matérielle et sanctionne par une annulation ou par la suspension des effets d’une décision de la Commission Électorale Nationale Indépendante qui heurterait les droits fondamentaux ou les libertés publiques des particuliers. L'indépendance de la CENI comme AAI n'est que relative.

  1. Cependant, en droit public, la compétence est d’attribution. La CENI est-elle matériellement compétente de prononcer des sanctions allant jusqu’à l’annulation des suffrages exprimés en faveur de certains candidats ?

La CENI fonde sa décision sur les articles 29, 30 et 31 de la Loi organique n° 13/012 du 19 avril 2013 portant organisation et fonctionnement de la Commission Électorale Nationale Indépendante. Aucune de ces dispositions ne reconnaît à la CENI la compétence matérielle de prononcer l’annulation des scrutins des candidats. Cette décision de la CENI brille par un excès de pouvoir.

  1. Quelle est la nature juridique de la Décision n° 001/CENI/AP/2024 du 5 janvier 2024 ?

Clairement il ne s’agit pas d’un contentieux des résultats. La mission finale de la CENI est de proclamer les résultats provisoires des élections. La proclamation desdits résultats constitue le fait générateur du contentieux des résultats. Or, il n’en est pas du tout le cas.

Cependant, comme rappelé en liminaire, la CENI est une institution administrative. Lorsqu’elle n’agit dans le cadre de l’accomplissement de sa mission, elle agit comme autorité administrative. Et les actes d’une autorité administrative sont de droit soumis au juge administratif qui en vérifie la légalité. Et comme nous l'avions dit, il y a excès de pouvoir, et le juge de l’excès de pouvoir des actes de la CENI est sans aucun doute le Conseil d’État.

  1. De quel contentieux s’agit-il ? Quelle est la juridiction matériellement compétente pour connaître du contentieux d’annulation de cette décision, et suivant quelle procédure ?

Il ne s’agit ni d’un contentieux électoral, ni d’un contentieux exceptionnel. Nous sommes en présence d’un cas pratique d’un contentieux administratif classique. Malheureusement, certains se sont précités à saisir directement le Conseil d’État, oubliant qu’en cas d’excès de pouvoir la procédure préalable est le recours gracieux devant l’autorité qui a pris l’acte. Face à un tel recours, le Conseil d’État ne peut que réserver une irrécevable.

« Le droit est beau, mais le raisonnement en droit est difficile ».