Jean-Marc Kabund, premier vice-président de l’Assemblée nationale, multiplie les sorties médiatiques pour s’opposer non seulement aux propos tenus par Alexis Thambwe Mwamba, président du sénat, mais aussi montrer sa désapprobation de l’éventualité de l’organisation d’un congrès qui devrait prendre acte de l’état d’urgence sanitaire proclamé par Félix Tshisekedi.
« La régularisation des actes pris par le président n'entre pas dans les attributions du congrès(Art. 119 de la constitution). C'est un prisme déformant. Convoquer un congrès quant à ce, est une démarche spécieuse qui tend a assener un coup à l'institution Président de la république », dit-il.
L’avocat Chris Shematsi s’est penché sur la question.
ETAT D’URGENCE A LA LUMIERE DE LA CONSTITUTION DU 18 FÉVRIER 2006. Par Chris SHEMATSI, Avocat.
Liminaire
La pandémie liée au Covid-19 a imposé à plusieurs Etats un légitime changement dans leurs différents mécanismes de fonctionnement. Dans la droite ligne de ce contexte factuel, certains Etats ont recouru à l’état d’urgence à l’effet de faciliter l’implémentation des mesures sanitaires.
De manière prévisible, la République démocratique du Congo s’est inscrite dans cette logique.
Seulement, il se trouve que le régime de l’état d’urgence, quoiqu’il soit strictement encadré par la Constitution du 18 février 2006, suscite quelques inquiétudes au sein de l’opinion.
Sans être péremptoire, la présente réflexion a la modeste ambition de fournir quelques lumières sur la notion d’état d’urgence sous un prisme d’actualité.
Dès lors, elle va s’articuler autour d’un exposé explicatif des dispositions constitutionnelles relatives à l’état d’urgence sur fond du débat lié à l’existence ou non du régime juridique d’autorisation.
Etat d’urgence et libertés fondamentales
L’état d’urgence est une dictature de salut public qui tire ses origines de la Rome antique.
Pendant cette période d’exception causée par des circonstances graves, les droits et libertés fondamentaux sont restreints mais l’ordre constitutionnel n’est pas pour autant suspendu car il s’agit d’un régime juridique strictement encadré par la Constitution en ses articles 85, 119, 144 et 145.
A titre illustratif, la liberté des réunions (article 25 de la Constitution), la liberté de manifestation (article 26 de la Constitution), la liberté de circulation sur le territoire national (article 30 de la Constitution) peuvent être suspendues en pareille situation. Mais l’article 61 de la Constitution met en relief une exception en ce qu’il énumère quelques droits et principes fondamentaux indérogeables même en cas d’état d’urgence : c’est ce que la doctrine qualifie de noyau dur.
Des articles 85, 119, 144 et 145 de la Constitution du 18 février 2006 : Lecture croisée et intégrée
L’article 85 de la Constitution indique que le Président de la République proclame l’état d’urgence après concertation avec le Premier Ministre et les Présidents des deux Chambres conformément aux articles 144 et 145. Il en informe la nation par un message. En ce qui concerne la détermination des modalités d’application de l’état d’urgence, cette disposition constitutionnelle renvoie à la loi.[1]
L’article 119 de la Constitution fixe les matières pour lesquelles le Congrès se réunit. En son point 2, il mentionne sans ambages l’autorisation de l’état d’urgence comme matière.
Des éléments que dessus, deux concepts apparaissent prima facie contradictoires : concertation et autorisation. Dès lors pourrions-nous considérer qu’il y a eu mal libellé ou obscuri libelli dans le texte constitutionnel ? En termes clairs, l’état d’urgence est-il soumis au régime de concertation ou au régime d’autorisation ? L’autorisation et la concertation font-elles partie du même bloc de cohérence constitutionnelle ?
Une lecture holistique des dispositions constitutionnelles relatives à l’état d’urgence nous permet d’opiner que la concertation n’est qu’une étape pour aboutir à l’autorisation du Congrès.
En effet, l’initiative de l’état d’urgence est exclusivement réservée au Président de la République au sens de l’article 85 de la Constitution.
Dès lors que le Président de la République prend cette initiative, l’Assemblée Nationale et le Sénat se réunissent de plein droit en vertu de l’article 144 alinéa 2. Il s’agit ici d’une conséquence immédiate de la concertation entre le Président de la République et les Chefs des institutions ci-haut mentionnés. Conformément à l’article 36 du règlement intérieur du Congrès, celui-ci autorise l’état d’urgence sur saisine du Président de la République.
A ce niveau, le Congrès se réunit pour accorder une autorisation à posteriori à la proclamation de l’état d’urgence faite par le Président de la République. En l’espèce, par la lettre N/Réf 0469/03/2020 portant transmission de l’Ordonnance du 24 mars 2020 n°20/14 relative à la proclamation de l’état d’urgence sanitaire, le Président de la République a saisi en date du 25 mars 2020, via son Directeur de Cabinet, les Présidents des deux Chambres pour dispositions utiles. Il nous revient donc que le Président de la République a respecté la procédure constitutionnelle en la matière conformément aux dispositions des articles 119 point 2 et 144 alinéa 2 de la Constitution car la lettre précitée vaut saisine au sens de l’article 36 du règlement intérieur du Congrès.
Dans une perspective comparée, il est pertinent de relever qu’une note du Sénat français renvoie à trois pays dont l’assentiment du Parlement est nécessaire en matière d’état d’urgence. Ladite note distingue le régime d’autorisation a priori et le régime d’autorisation a posteriori en précisant ce qui suit : “Laissée à l'initiative de l'exécutif, la demande de proclamation de l'état d'urgence suppose une autorisation du Parlement pour pouvoir entrer en vigueur, que celle-ci soit préalable à la décision, comme en Espagne ou au Portugal, ou rendue dans un délai de sept jours, comme au Royaume-Uni.
· Une initiative de l'exécutif soumise à l'approbation du Parlement
Au Royaume-Uni, quelques autorités appartenant à l'exécutif, dont la liste est fixée par la loi, peuvent recourir à des mesures d'urgence qui prennent effet dès leur présentation au Parlement et deviennent caduques si les deux chambres de celui-ci adoptent une résolution en ce sens ou si elles ne les approuvent pas dans les sept jours.
· Auteur et contenu de la demande adressée au Parlement
Une demande est adressée par :
- le Gouvernement au Congrès des députés en Espagne, qui y détaille, d'une part, les effets de l'« état d'exception » en mentionnant expressément les droits et libertés dont la suspension est demandée dans le cadre de la liste limitative fixée par l'article 55 de la Constitution et, d'autre part, les mesures à adopter concernant les droits dont la suspension est spécifiquement demandée ;
- et le Président à l'Assemblée de la République au Portugal, dont le message contient, tout d'abord, la demande d'autorisation de déclarer l'état d'urgence, ensuite la mention de l'audition du Gouvernement et enfin la réponse du Gouvernement consulté.
Au Royaume-Uni, un ministre communique, dès que possible, aux deux chambres du Parlement britannique le contenu des mesures d'urgence qui ont été prises, lesquelles sont caduques si le Parlement ne les approuve pas dans les sept jours”.[2]
Il ressort de ce qui précède que notre dispositif constitutionnel en matière d’état d’urgence consacre un régime d’autorisation a posteriori à l’instar du Royaume-Uni.
Quoique l’assertion ci-dessus soit auréolée de la force de l’évidence, elle peut encore se vérifier et se consolider dans la déclinaison et les articulations de l’article 144 de la Constitution du 18 février 2006.
Selon cette disposition, l’état d’urgence est limité temporellement (30 jours) à moins que l’Assemblée Nationale et le Sénat, saisis par le Président de la République sur décision du Conseil des ministres, n’en aient autorisé la prorogation pour des délais successifs de 15 jours. [3]
Enfin, le Congrès, tel un mandant, dispose de la révocabilité ad nutum. Il peut mettre fin à de l’état d’urgence à tout moment en vertu de l’article 144 in fine de la Constitution.
De la dichotomie entre l’arrêt R.CONST/061/TSR de 2007 de la Cour Suprême de Justice officiant comme Cour Constitutionnelle et l’arrêt R.CONST 1117 du 12 décembre 2019 de la Cour Constitutionnelle
De prime abord, il est opportun de préciser la nature juridique de ces deux arrêts : il est ici question des arrêts en conformité à la Constitution conformément à l’article 120 alinéa 3.
Ce type d’arrêts n’est pas à confondre avec les arrêts en interprétation de la Constitution (article 161 alinéa 1er de la Constitution).
Dans l’arrêt de 2007, il a été jugé que le Président de la République n’était pas lié par le régime d’autorisation et ce, en se fondant sur l’article 85 de la Constitution.
Par contre, dans l’arrêt de 2019 la même Cour Constitutionnelle note ce qui suit : “... D’autre part, elle (la Cour) relève après examen article par article que le chapitre 1er du règlement intérieur porte sur les dispositions générales et les articles 1 à 4 qui le composent n’ont rien de contraire à la Constitution”.
Or, l’article 3 point 3 porte sur l’autorisation de l’état d’urgence conformément à l’article 119 de la Constitution. Cette disposition du règlement intérieur du Congrès a donc été déclarée conforme à la Constitution.
La Cour a-t-elle le droit de revenir sur sa décision ?
Nous allons répondre à cette question avec Paul Lemmens, Professeur à la K.U Leuven et Président de Chambre au Conseil d’Etat en Belgique. Dans son article scientifique sur le contrôle préventif de constitutionnalité par la Cour Constitutionnelle de la République démocratique du Congo[4], cet illustre auteur note que le contrôle de constitutionnalité de certains règlements intérieurs (article 160 de la Constitution) font partie du contrôle préventif dont il fait mention.
Plus loin, il indique qu’en matière de contrôle préventif (contrôle de conformité à la Constitution), la Cour Constitutionnelle n’est pas en mesure de donner un brevet de constitutionnalité définitif.
Il poursuit en opinant de la manière suivante : “l’autorité qui s’attache à une décision de la Cour, rendue au stade préventif, ne saurait dès lors être qu’une autorité de la chose jugée provisoire. Elle vaut aussi longtemps que la Cour elle-même n’est pas revenue sur sa décision”.
Il a conclu en précisant qu’en matière de revirements jurisprudentiels, la possibilité de revenir sur un arrêt n’est ouverte qu’à la Cour elle-même.
Les développements ci-dessus du Doyen Lemmens soutiennent formellement la thèse relative au rejet des effets de l’arrêt de 2007 in contextus.
L’équivoque est donc levée !
CONCLUSION
Cette réflexion est une relative contribution versée au débat public sur l’état d’urgence et ses déclinaisons en République démocratique du Congo.
A ce titre, elle a été rédigée avec détachement et neutralité par rapport au déferlement de passions que ce débat suscite.
Notre grille d’analyse est purement apolitique.
En définitive, il appartiendra aux lecteurs de retenir que le constituant de 2006 a opté pour la voie de la cohérence et de l’harmonie dans le fonctionnement institutionnel.
[1] Une question fondamentale se pose à ce niveau : s’agit-il d’une loi cadre ayant un caractère intemporel ou d’une loi de circonstance ? En réponse à cette question, il nous paraît logique et cohérent que le constituant a opté pour une loi de circonstance pour deux raisons essentielles :
1.Le cadre juridique de l’état d’urgence est clairement défini par le texte de la Constitution ;
2. Offrir au législateur, sans préjudice des prérogatives réglementaires reconnues au Président de la République en vertu de l’article 145, une certaine flexibilité dans la détermination des modalités car l’état d’urgence peut-être sécuritaire, humanitaire ou sanitaire. Au cas contraire, le Constituant aurait directement renvoyé à une loi organique.
[2] Note réalisée à la demande de M. Philippe Bas (Sénateur de la Manche), Etude de législation comparée n°264-mars 2016-Le régime de l’état d’urgence.
[3] La conséquence juridique de cette disposition est simple : le Président de la République ne peut pas solliciter une prorogation auprès des deux chambres sans l’aval du Gouvernement réuni en Conseil des ministres. En termes pratiques, le Président de la République est tenu d’annexer à sa lettre de saisine, le procès-verbal portant décision du Conseil des ministres. Cette logique vaut également pour ses ordonnances prises sur pied de l’article 145. Le Président de la République doit transmettre à la Cour Constitutionnel les procès-verbaux de délibération en Conseil des ministres, sous peine d’inconstitutionnalité de ses ordonnances pour non respect de la forme prescrite par la Constitution. A noter que l’ordonnance portant proclamation de l’état d’urgence n’est pas soumise à un contrôle de constitutionnalité a priori.
[4] Paul Lemmens, «Contrôle préventif de constitutionnalité par la Cour constitutionnelle de la République Démocratique du Congo», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Numéro 1 - Premiers scrutins et contrôle de constitutionnalité en RDC : la mise en œuvre d’une constitution "régionaliste", Volume 7 : 2007, URL : https://popups.uliege.be:443/1374-3864/index.php?id=558.