Affaire V. Kamerhe : voir la forêt cachée derrière l’arbre
Le 08 avril 2020. Date incontestablement inscrite dans les annales de la justice congolaise. Le Directeur de cabinet du Chef de l’Etat, Vital Kamerhe, convoqué au Parquet général près la Cour d’appel de Kinshasa/Matete, auditionné puis placé sous mandat d’arrêt provisoire au Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa (Prison centrale de Makala). Une prouesse de la justice congolaise. Preuve, peut-être, que vouloir, c’est pouvoir. Reste à savoir d’où émane la puissance de cette volonté de la justice ? Le Président Félix Tshisekedi a maintes fois promis de lutter contre la corruption et l’impunité ainsi que de respecter l’indépendance de la justice. Le changement. Dit-on. Cette saga judiciaire est-elle foncièrement liée à cette promesse du Président Tshisekedi, convaincu que « la justice élève une nation » ? Ou serait-elle le début de la manifestation d’un effet boomerang?
Initiative de l’instruction judiciaire sur le programme des 100 jours
Le programme des 100 jours comprend deux phases. La première court du 24 janvier au 05 septembre 2019, période d’avant l’investiture du Gouvernement issu des élections. La deuxième, censée bénéficier de l’accompagnement du Programme par l’actuel Gouvernement, s’étend du 06 septembre au 24 janvier 2020 (premier anniversaire de l’alternance politique). La lenteur dans l’exécution des travaux a astreint à une prolongation d’abord jusque fin mai puis fin juin. Pourquoi, avant l’amorce de la deuxième phase du Programme des 100 jours, consécutive à l’investiture du Gouvernement, n’y a-t-il pas eu audit de son exécution pour en tirer les leçons et en corriger les faiblesses dans le respect du temps imparti pour finir les travaux ?
La chronologie des faits depuis janvier dernier suggère l’observation d’une incohérence susceptible de pencher vers la validation de l’hypothèse d’un effet boomerang non sans possibilité de récupération politique. Le 08 janvier 2020, l’Observatoire de la dépense publique (ODEP) publie un Rapport accablant sur le contrôle citoyen de l’exécution du budget de l’Etat de janvier à septembre 2020. Il affirme que le Programme des 100 jours du Président Félix Tshisekedi a été « initié » et « géré » en violation de plusieurs lois de la République, notamment la Loi cadre régissant les finances publiques en RDC.
Pourtant, le 24 janvier 2020, au premier anniversaire de l’alternance politique en RDC, la lecture en a été tout autre. Apparemment. « Examinant les différentes séquences de son action à la tête du pays, le Chef de l’Etat a indiqué que la première phase allant du 24 janvier 2019 au 05 septembre 2019, était marquée par sa volonté d’impulser, sans tarder, avec l’accompagnement du Gouvernement sortant, les travaux d’infrastructures (Routes, ponts, habitats, écoles, …). Prévus pour un montant initial de près de 400 000 000 USD (Dollars américains Quatre Cent Millions), ils ont été réalisés à ce jour à près de 85%. » (Cfr. Compte-rendu de la 18ème réunion du Conseil des Ministres, 24 janvier 2020). Obligation citoyenne, malgré la légitimité du doute méthodique, de faire foi aux propos du Président de la République, le citoyen le mieux renseigné du pays.
Le 1er février, son Directeur de cabinet affirme que le Programme des 100 jours a enregistré « un taux de réalisation financière de 64% et de réalisation physique de 70%. » Deux jours après, le Ministre des Finances, José Sele Yalaghuli, le contredit et affirme que « la moyenne de tous les projets financés aujourd’hui, en terme d’exécution physique, c’est en deçà de 50% ». L’on se souvient qu’à la réunion du Conseil des ministres du 29 novembre 2019, Félix Tshisekedi avait recadré son Ministre des Finances, reproché de bloquer les autorisations de paiement nécessaires au bouclage dudit Programme. Sele Yalaghuli avait posé un préalable en vertu de l’orthodoxie financière : l’obtention du rapport financier de la première phase du Programme d’urgence (antérieure à l’investiture du Gouvernement). Le Compte-rendu de la 13ème réunion ordinaire du Conseil des Ministres du 06 décembre 2019 indique que, « Pour ce qui est des travaux des 100 jours, le Chef de l’Etat a instruit le Ministre des finances de libérer la tranche de paiement dû à l’OVD (Office de voirie et drainage, nda), tel que repris dans le programme fixé par le Premier Ministre ».
Par ailleurs, suite à des soupçons persistants sur la gestion des fonds alloués à la mise en œuvre de son Programme des 100 jours et face aux pressions des caciques de l’UDPS, son parti politique tirant à boulets rouges sur son Directeur de cabinet, Félix Tshisekedi opte pour un audit, sans évoquer – du moins publiquement - une instruction judiciaire. « S’agissant spécialement de la question de saut-de-mouton, le Président de la République a décidé de faire une descente dans tous les chantiers dès son retour d’Addis-Abeba. Il a en outre décidé de l’envoi d’un audit sur l’utilisation des fonds débloqués pour la construction de ces ouvrages. » (Compte-rendu de la 20ème réunion du conseil des Ministres, 7 février 2020). Aucune référence d’un relevé des décisions du Conseil des Ministres concernant l’ouverture d’une action judiciaire sur l’affaire du Programme des 100 jours. Qui a-t-il donc initié l’instruction judiciaire, saluée et à saluer de deux mains et de deux pieds ?
Une certitude : le 08 février 2020 (soit le jour d’après la 20ème réunion du conseil des Ministres), Félix Tshisekedi se rend à Addis-Abeba au sommet de l’Union africaine. Ce même jour, « Sur injonction de Son Excellence Monsieur le Vice-Premier Ministre, Ministre de la Justice et Garde des Sceaux, une instruction judiciaire est ouverte à notre Office aux fins d’investiguer sur l’exécution des travaux publics (construction des sauts de mouton, construction des logements sociaux et autres) inscrits dans le programme d’urgence de 100 jours (…) », dit, dans une lettre, Adler Kisula, Procureur Général et Officier du Ministère public près la Cour d’appel de Kinshasa/Matete.
Quelques jours après, le Président Félix Tshisekedi, de retour d’Addis-Abeba, effectue, comme promis, la visite d’inspection dans les chantiers de Kinshasa. Le Président de la République aurait-il dissimulé sa déception du niveau d’exécution des travaux ou exprimé sa conviction des faits observés ? Officiellement, son « constat général est satisfaisant. Les entreprises travaillant en régie avec l’Office des Routes « O.R. » et l’Office des Voieries et Drainage « OVD » ont pris l’engagement ferme de terminer tous les sauts-de-mouton avant le 30 mai 2020 » (Compte-rendu de la 21ème réunion du conseil des ministres, le 14 février 2020).
A la réunion extraordinaire du Conseil des ministres du jeudi 20 février 2020, le Ministre de la Justice annonce, sans qu’il ne s’agisse d’un rapport de mise en œuvre d’une décision du Conseil des Ministres, avoir « donné injonction aux Procureurs Généraux près les Parquets de Kinshasa-Gombe et Kinshasa-Matete d’ouvrir une information judiciaire sur l’utilisation des fonds publics reçus (pour l’exécution du Programme des 100 jours). » Et de préciser que la « Justice (qui) doit aller jusqu’au bout des affaires dont elle est saisie, quels qu’en soient les auteurs. »
Quelques semaines après, pour prouver sa détermination, le Ministre de la Justice réagit vivement contre la visite que son vice-Ministre, disant avoir agi sur instruction du Chef de l’Etat, a effectué aux détenus de la Prison de Makala sur l’affaire du Programme des 100 jours. Maints observateurs, y compris dans les rangs de la société civile, y ont vu une tentative d’obstruction à la justice. Pour clore la controverse, Félix Tshisekedi convoque un huit clos avec les deux membres du Gouvernement.
Une renégociation du rapport de force au sein de la coalition au pouvoir ?
L’ouverture de l’instruction judiciaire, une initiative louable, n’est certainement pas sans motivation politique. Car elle est une expression de l’appréhension de la vision du Chef de l’Etat. Ça pourrait, en outre, constituer une opportunité d’exploiter, en toute légalité, une brèche ouverte par le Programme des 100 jours dans la fougue de l’alternance. Au profit de qui ? Du Président de la République qui entend s’appuyer sur la justice pour instaurer l’Etat de droit quelles qu’en seraient les victimes ? Possible. Du FCC, l’allié et rival de CACH ? A ne pas exclure. La menace de Félix Tshisekedi, janvier 2020 à Londres, de dissoudre l’Assemblée nationale, ses nombreuses postures discursives peu rassurantes pour son partenaire de la coalition, les diatribes des ténors de l’UDPS, etc., ont exposé le FCC à la vindicte populaire.
Les frustrations sur l’affaire « Programme des 100 jours » sont susceptibles d’inspirer au FCC des attitudes revanchardes. Non pas aux fins de la rupture de la coalition mais plutôt du renforcement de sa position dans la gestion de son alliance avec le CACH. Surtout s’il dispose de preuves probantes de « compromission » susceptibles d’astreindre à l’action de l’Assemblée nationale et du Sénat. « La décision de poursuites ainsi que la mise en accusation du Président de la République et du Premier ministre sont votées à la majorité des deux tiers des membres du Parlement composant le Congrès suivant la procédure prévue par le Règlement intérieur. » (Article 166 alinéa 1er de la Loi fondamentale). Le FCC, qui dispose d’une écrasante majorité au sein de deux chambres du Parlement, a la latitude, lorsque l’occasion s’y prêterait et quand il en jugerait l’opportunité, d’ouvrir, à la régulière, une procédure d’« empeachment ».
Le Programme des 100 jours aurait, de facto, remis en cause l’architecture institutionnelle de la République, et consacré un élargissement unilatéral des missions de la Direction du cabinet du Chef de l’Etat au détriment du Gouvernement qui, selon la Constitution, « définit, en concertation avec le Président de la République, la politique de la Nation et en assume la responsabilité. » (Article 91 de la Loi fondamentale). L’absence d’un Gouvernement issu des élections n’arrogeait nullement le droit à la Présidence de la République de centraliser l’impulsion, l’exécution et le contrôle de la mise en œuvre dudit Programme. Au point de réduire le Gouvernement Tshibala au statut de fantôme sans que ses membres n’aient perdu leurs droits et avantages. L’ordre institutionnel ainsi revu, provisoirement dira-t-on, pourrait avoir favorisé le déploiement des technologies de malversations financières, de corruption et d’enrichissement illicite qui aurait pu être évité si des dispositifs utiles étaient mis en place pour un encadrement rigoureux de la mise en œuvre de la politique des infrastructures du Chef de l’Etat.
L’instruction judiciaire sur le Programme des 100 jours du Président de la République, concocté dans le strict cadre de la coalition CACH (Cap pour le changement), pourrait largement déterminer l’avenir politique (voulu ou subi) de Félix Tshisekedi et de l’UDPS.
JJ MWENU