Kinshasa- réinsertion des filles de la rue dans la société : entretien avec Roger Katembwe, responsable du centre Likemo

Photo/ Droits tiers
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Depuis sa création en 2006, le Centre Likemo œuvre pour la réinsertion des enfants, en particulier des filles vivant dans la rue à Kinshasa. Un combat difficile, mais essentiel, comme l’explique Roger Katembwe, directeur du centre. Dans un entretien accordé au Desk Femme d'Actualité.cd, ill revient sur les défis rencontrés, les programmes d'accompagnement mis en place, et les récits des jeunes filles qui ont pu retrouver leur dignité et reconstruire leur avenir.

Monsieur Roger Katembwe, Pouvez-vous nous présenter brièvement le centre Likemo ?

Roger Katembwe : Le Centre Likemo est un lieu d'accueil d'urgence destiné aux enfants en situation difficile, notamment ceux souvent qualifiés d'« enfants de la rue », mais que nous préférons appeler « enfants en situation de rue ».
Likemo est une association fondée sur la réponse à trois besoins fondamentaux exprimés par ces enfants : Libota (famille), Kelasi (éducation), et Musala (travail). Nous avons choisi de garder les initiales de ces trois besoins comme nom, afin de symboliser notre engagement à long terme envers ces enfants. Notre mission est de leur offrir l'opportunité de retrouver leur place dans la société, que ce soit en facilitant leur retour au sein de leur famille, en les inscrivant à l’école ou, pour ceux qui ont grandi, en leur enseignant un métier.

Comment les filles sont-elles identifiées et orientées vers le centre ?

Roger Katembwe: Nous avons mis en place un travail de proximité, avec des équipes d'éducateurs qui se rendent dans la rue, où vivent ces filles. Leur objectif est de créer un climat de confiance afin d'établir une relation avec ces enfants, de les écouter et de les aider à s’ouvrir. À mesure que cette confiance s’installe, les éducateurs proposent aux enfants de venir passer du temps au Centre Likemo, un lieu où elles peuvent humaniser leur quotidien. Lorsque ces filles arrivent au centre, elles ne retrouvent pas dans un environnement hostile, mais un cadre sûr et bienveillant : des toilettes, des douches, et des soins médicaux assurés par une infirmière qui s’occupe de leurs besoins immédiats. C’est à partir de ce moment que commence un accompagnement individuel approfondi, permettant de cerner les véritables besoins de chaque enfant, qu’ils soient physiques, émotionnels ou sociaux.

Quelles sont les principales raisons qui poussent ces filles à vivre dans la rue ?

Roger Katembwe: Les raisons qui poussent les filles à vivre dans la rue sont multiples et complexes. La pauvreté, tant au niveau de la société que des familles, en est la cause principale. Mais aussi la fragmentation des familles, notamment les familles recomposées. Certaines filles fuient des accusations de sorcellerie portées par des églises, tandis que d’autres échappent à la maltraitance infligée par leurs beaux-parents. Face à ces souffrances, elles se retrouvent par milliers dans les rues de Kinshasa.
Il faut également souligner un phénomène inquiétant : le trafic d'enfants en provenance des zones rurales vers les centres urbains, où elles sont souvent exploitées comme esclaves domestiques ou sexuelles. Ces filles, vulnérables et abandonnées, sont les victimes d'un système qui les prive de leur dignité et de leur droit à une vie décente.

Quelles caractéristiques spécifiques les filles mères présentent-elles en termes de besoins et défis ?

Roger Katembwe : Les filles mères vivant dans la rue sont parmi les plus vulnérables. Non seulement elles portent leur propre souffrance, mais elles portent aussi une nouvelle vie en elles. Pendant la grossesse, elles doivent être protégées au maximum pour préserver cette vie qu'elles attendent. Cependant, une fois l'enfant né, elles deviennent encore plus exposées à la précarité. Le bébé, tout comme la mère, est vulnérable aux intempéries, à la violence, et à un manque cruel de besoins fondamentaux : alimentation, soins sanitaires et protection. Dans ces conditions extrêmes, ces jeunes mères se retrouvent souvent à la merci de quiconque pourrait leur offrir un peu de réconfort, parfois à n'importe quel prix.

Quels sont les programmes spécifiques que le centre offre pour aider ces filles à se réinsérer dans la société ?

Roger Katembwe : Le programme spécifique du centre repose avant tout sur l’accueil des enfants, qui se fait presque tous les jours, du mardi au vendredi, selon un calendrier préétabli. Toutefois, en fonction des besoins et des urgences, le centre reste flexible et peut accueillir des enfants même lors des jours où il est normalement fermé. En dehors de l’accueil immédiat, notre programme comprend plusieurs aspects importants. 

Nous mettons l’accent sur l’hygiène corporelle (brossage des dents, soins sanitaires, douches) et la santé, avec la présence d’une infirmière pour répondre aux besoins médicaux de base. Nous prévoyons également des moments de repos, car le repos est une forme de thérapie essentielle dans le processus de réadaptation. Durant ces moments de calme, nous proposons des activités d’éveil, telles que l’alphabétisation, les bases de la culture générale, ainsi que des jeux de société pour stimuler les interactions et l’apprentissage.

 Le centre offre aussi des activités créatives comme le cinéma, le théâtre et la céramique, mais aussi des formations pratiques telles que la coupe et la couture, spécifiquement pour les filles. Un autre aspect clé de notre programme est l’écoute active. Les éducateurs prennent le temps d’échanger avec les enfants, afin de mieux comprendre leurs besoins, leurs aspirations et leurs préoccupations. Enfin, une activité intéressante que nous avons mise en place est le focus group. Cet espace de discussion permet aux enfants de partager leurs attentes vis-à-vis du centre, de nous faire part de ce qu’elles aimeraient voir amélioré ou ajouté à notre programme.

Comment le centre soutient-il spécifiquement les filles mères dans le cadre de leur réinsertion ?

Roger Katembwe : L'un des principaux défis pour les jeunes filles ayant vécu longtemps dans la rue réside dans leur stabilisation économique et sociale. Il s'agit de leur redonner confiance en elles-mêmes et de leur offrir la possibilité de s'intégrer durablement dans une vie stable, que ce soit au sein de leur famille ou à travers une activité qui leur permette de rester autonomes, que ce soit dans un foyer ou un ménage.

 Cela représente un réel défi, car plusieurs facteurs doivent être pris en compte. Il est essentiel que ces jeunes filles acceptent d’apprendre un métier, qu'elles développent la patience nécessaire pour bâtir une vie stable et qu'elles comprennent l'importance de gérer une petite économie pour subvenir à leurs besoins. Elles doivent aussi être prêtes à suivre une formation et à être assidues, afin d’acquérir les compétences nécessaires pour s'autonomiser et assumer, par exemple, le paiement régulier de leur loyer. 

Ce processus de réinsertion nécessite un accompagnement constant et une volonté de transformation de la part des jeunes filles, pour qu'elles puissent véritablement sortir du cycle de précarité et s’épanouir dans une vie autonome et digne.

Quels sont les principaux défis rencontrés lors de la réintégration familiale des filles, en particulier celles qui ont vécu longtemps dans la rue ?

Roger Katembwe : Nous avons adopté une démarche spécifique que nous appelons IDMRS, un acronyme qui signifie : Identification de l'enfant, Documentation, Médiation, Réinsertion familiale ou sociale et Suivi. 
Dans ce processus, nous faisons appel à une équipe pluridisciplinaire : le psychologue, le médecin, la cuisinière, la nettoyeuse, et toutes les autres personnes qui, par leur rôle, peuvent contribuer à fournir des informations supplémentaires pour aider l'enfant à s’épanouir. Nous n'hésitons pas à solliciter chaque intervenant susceptible de jouer un rôle dans la réussite du parcours de réinsertion de l'enfant. Ce suivi global et intégré est au cœur de notre mission.

Avez-vous des exemples concrets de réussites dans la réinsertion des filles, tant sur le plan social que familial ?

Roger Katembwe :Il y a de nombreux enfants qui ont pu retrouver leur famille, d'autres ont échappé à des situations de maltraitance ou d'accusations injustes de sorcellerie. Aujourd'hui, ces enfants ont repris une vie normale et sont engagés dans des activités professionnelles. Certaines d'entre elles, ayant elles-mêmes surmonté des épreuves, ont même pris sous leur aile d'autres enfants en situation difficile, qu'elles accueillent et accompagnent. Elles leur enseignent des métiers comme la coiffure, et les aident à se reconstruire.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans l’accompagnement des filles, et comment avez-vous tenté de les surmonter ?

Roger Katembwe :Les difficultés que nous rencontrons sont multiples, et chaque enfant est un cas unique, avec ses propres défis. La principale difficulté réside dans le fait de fidéliser l’enfant à notre démarche, de l'accompagner et de le convaincre de travailler avec nous pour trouver une solution. Ceci nécessite de la patience et de la détermination, car convaincre un enfant qu’il peut changer sa situation par lui-même reste un défi de taille. Notre mission est de convaincre les enfants qu'ils ont en eux la capacité de se réinsérer, de se reconstruire et de changer leur destinée.

Quelles sont les priorités futures du centre en matière de réinsertion des filles en situation de rue ?

Roger Katembwe : En ce qui concerne l’avenir du centre, nos priorités sont claires : nous devons rendre notre centre autonome. Il est essentiel que nous parvenions à créer et à financer nos propres projets pour aider de manière pérenne les milliers d’enfants, filles et garçons, qui en ont besoin. Aujourd'hui, nous sommes encore dépendants de financements externes, ce qui limite notre action et conditionne nos projets. C’est pourquoi l'un de nos objectifs majeurs est de devenir une structure autonome capable de répondre à ce besoin social croissant.

Comment voyez-vous l'évolution des besoins des filles vivant dans la rue au fil des années ?

Roger Katembwe :Le besoin social évolue chaque jour. Le nombre d'enfants en situation de rue augmente, tout comme la diversité de leurs besoins. C’est un phénomène qui s’amplifie et qui requiert des réponses adaptées. C'est pourquoi je lance un appel aux partenaires, aux autorités et à la société civile : il est urgent de comprendre qu'il existe une catégorie d'enfants et de familles, aujourd'hui exclues de la société, simplement parce qu’elles en sont contraintes. Ces enfants, ces familles, vivent dans la rue, souvent sans aucune perspective d’avenir.


Je suis convaincu que si nous adoptons un regard empathique et si nous unissons nos efforts, nous pouvons changer la vie de milliers de personnes, une à une, et ainsi améliorer notre communauté. Tant qu’il y aura des enfants et des familles en souffrance, notre société ne pourra pas réellement prospérer. Il est donc crucial que nous soutenions toutes les structures qui œuvrent pour le bien-être de ces enfants, qu’il s’agisse d’associations ou d’autres acteurs sociaux. Il est impératif de mettre en place une politique sociale forte pour protéger ces enfants, car les laisser dans la rue représente un danger immense pour eux et pour la société dans son ensemble.


Propos recueillis par Nancy Clémence Tshimueneka