Monsieur Mutamba,
Je travaille comme chercheur sur la RDC pour une organisation non-gouvernementale internationale de défense des droits humains. Mais c’est en ma qualité personnelle de citoyen concerné, d’avocat et d’activiste que je prends la liberté (et le risque) de vous écrire ces quelques lignes, avec l’espoir mesuré que vous y trouviez quelque intérêt.
Vous voilà où personne ne vous attendait, moi y compris : ministre de la Justice ! Vous le savez, je suppose, peu de Congolais seraient prêts à parier sur vos chances de faire la différence à ce niveau des responsabilités : ni votre jeune âge, ni votre modeste expérience, ni l’image controversée que vous avez donnée de vous-même jusqu’à présent, ni le contexte politique du moment. Mais le fait est que pour quelques mois ou quelques années vous aurez la charge de cet important secteur dont le fonctionnement a un impact considérable sur tous les autres secteurs et pour des millions de nos compatriotes. Alors quel héritage voudriez-vous laisser, quand viendra l’heure du bilan ? La réponse à cette question devrait guider vos décisions et vos actions dès le premier jour en tant que ministre de la Justice.
Comme l’a avoué le président Tshisekedi au début de cette année, « la Justice de notre pays est malade ». Vous n’en pensiez pas moins lorsque vous déclariez que ce secteur avait besoin d’une « thérapie de choc » et de « réformes courageuses ». Mais qu’est-ce à dire en termes concrets ? Les défis étant colossaux et le temps et les ressources limités, quelles devraient être vos actions prioritaires ? Pourquoi et comment distinguer ce qui est efficace et durable de ce qui est illusoire et éphémère ? Le moins que l’on puisse dire c’est que les actions que vous avez entreprises ou préconisées en tant qu’acteur politique, candidat président de la République puis député national ne semblent ni résulter d’un diagnostic rigoureux des problèmes qu’elles sont censées résoudre, ni participer d’une stratégie cohérente, moins encore tenir compte du cadre normatif international.
La RDC dispose d’une Politique nationale de Réforme de la Justice (PNRJ, 2017-2026). C’est une politique ambitieuse, élaboré par les principaux acteurs de ce secteur eux-mêmes, et contenant des options et solutions pertinentes face aux principaux défis actuels : accès à la justice, indépendance du pouvoir judiciaire, politique pénitentiaire, infrastructures et équipements judiciaires et pénitentiaires, lutte contre la corruption et l’impunité, protection judiciaire de certains groupes spécifiques, etc. C’est aussi une politique progressiste en ce qu’elle réaffirme le noble engagement de la RDC à se conformer aux normes internationales les plus avancées en matière de droits humains. Malheureusement, comme les politiques nationales précédentes, elle a souffert de l’absence de volonté politique pour sa mise en œuvre effective et sincère. Peut-être une de vos premières actions devrait-elle être de faire procéder à un état des lieux de son exécution en vue d’accélérer, corriger et/ou parachever celle-ci d’ici à 2026 !
Sur la question de la lutte contre l’impunité pour les crimes relevant du droit international commis en RDC depuis les années 1990, en particulier, la PNRJ prévoit entre autres la mise en place d’un mécanisme pénal hybride susceptible de suppléer aux carences du système judiciaire national en la matière ainsi qu’aux limites, pour certaines insurmontables, de la Cour pénale internationale. En 2023, le gouvernement a adopté un projet de politique nationale de justice transitionnelle qui aborde dans le même sens, mais qui est resté lettre morte à ce jour. Votre action à cet égard peut être décisive en traitant l’impunité endémique qui nourrit les conflits armés meurtriers en RDC depuis trois décennies. Vous seriez mal inspiré de confiner la réponse légale et pénale aux abus commis ces deux dernières années au Nord-Kivu par le M23, avec le soutien du Rwanda, comme l’a fait le gouvernement précédent. Pour être crédible et efficace, cette réponse doit être globale en couvrant la période des années 1990 à ce jour et l’ensemble du territoire national, et en ciblant tous les auteurs présumés qu’ils soient Congolais ou étrangers, et en mettant en avant les droits des victimes ; de toutes les victimes. Elle devrait également être générale, impersonnelle, et respectueuse des normes internationales. Méfiez-vous des actions spectaculaires telles que l’exécution de la peine de mort ou la création d’apatrides sous prétexte de punir des « traitres ». Elles vous vaudront peut-être quelques applaudissements parmi les foules et les fanatiques, mais elles ne traiteront pas les problèmes à leur racine. Or, les Congolais ont davantage besoin de résultats tangibles que de spectacles et d’effets d’annonces populistes auxquels les politiciens les ont habitués.
Au-delà de ces questions techniques vous aurez encore plus besoin, pour réussir dans ce ministère, de garder la tête froide et l’esprit pondéré. Vous aurez besoin de collaborateurs compétents, intègres et assidus – si tant est que vous incarniez vous-même ces valeurs – et non de flatteurs et autres ambianceurs comme il en pullule à Kinshasa. Vous aurez bien d’asseoir, dès votre premier jour en fonction, l’ordre, la rigueur et la discipline dans votre propre cour pour espérer réussir à les asseoir dans le secteur de la Justice.
Monsieur Mutamba,
Vous êtes ministre de la Justice, et c’est tout sauf une mince affaire. Que vous y restiez quelques mois ou quelques années, vous avez l’opportunité unique d’y laisser une empreinte positive et durable. Allez-vous la saisir ou la brader ? Allez-vous donner raison à ceux qui ont accueilli votre nomination avec incrédulité, ou au contraire démentir les pronostics de mauvais augure ? Le choix vous revient, mais le temps vous est compté !
Patriotiquement.
Senga.