NOTE JURIDIQUE N°……/CREEDA/CENI/2022
La portée de l’indépendance de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) face à l’option gouvernementale de la mutualisation des opérations d’identification, de recensement général de la population et d’enrôlement des électeurs
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L’opinion publique a suivi, par les ondes de la radio Top Congo, la contradiction entre le Président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) et le Ministre des Finances au sujet d’une question majeure touchant à l’organisation du quatrième cycle électoral sous la Constitution du 18 février 2006 en République Démocratique du Congo (RDC). Il s’agit de l’option gouvernementale de mutualisation des opérations d’identification et du recensement de la population ainsi que l’enrôlement des électeurs. Pour la CENI, la mutualisation de ces opérations risque de «…retarder le processus électoral déjà soumis aux contraintes de délai constitutionnel ». Le Ministre des finances s’est, quant à lui, exprimé en ces termes :
…en ce qui concerne la mutualisation qui, également, a semblé être remise en cause par le Président de la CENI, cela est très surprenant dès lors qu’il s’agit d’une décision prise par le Gouvernement, une décision qui est conforme à l’orientation du Chef de l’Etat, validée en Conseil des Ministres. Il n’est hors de question que cela puisse être remise en question par qui que ce soit, ce serait une atteinte au fonctionnement normal des institutions…
Cette contradiction n’estpas de nature à rassurer la population sur le respect par le Gouvernement de son obligation constitutionnelle de faciliter la tâche à la CENI d’organiser les élections dans le délai constitutionnel. Elle risque, en outre, de créer un climat de tensions nuisible au bon fonctionnement des institutions politiques, déjà confrontées aux multiples défis de satisfaire aux besoins sociaux de base de la population et de restaurer la paix et la sécurité, particulièrement dans les provinces placées sous l’état de siège et dans les zones contrôlées ou insécurisées par les groupes armés.
Dans le cadre de la poursuite de l’un de ses objectifs tendant à contribuer au dialogue social entre les parties prenantes dans les réformes relatives à l’Etat de droit, le Centre de Recherches et d’Etudes sur l’Etat de Droit en Afrique (CREEDA, www.creeda-rdc.org) tient à attirer l’attention du Gouvernement sur le risque évident qu’encourt son option de mutualisation des opérations d’identification de la population et de l’enrôlement des électeurs sur la tenue des élections dans le délai constitutionnel. Par ailleurs, vouloir imposer cette option de mutualisation à la CENI est une atteinte à son indépendance. Celle-ciimplique aussi la liberté pour la CENI de conduire ses opérations conformément à son calendrier qui lui est dicté par la Constitution et les lois de la République. En agissant ainsi la CENI ne porte aucunement atteinte à l’impératif constitutionnel du bon fonctionnement des institutions.
I. La mutualisation des opérations d’identification de la population et de l’enrôlement des électeurs décidée par le Gouvernement
Lors de sa trente-neuvième réunion du Conseil des Ministres du 04 février 2022, le Gouvernement a adopté, à l’initiative du Vice-premier Ministre, Ministre de l’intérieur, sécurité et affaires coutumières, un projet de décret portant organisation de la mutualisation des activités opérationnelles dans le cadre de l’identification et de l’enrôlement des électeurs, de l’identification de la population ainsi que du recensement général de la population et de l’habitat. Cette mutualisation consiste, selon ce membre du Gouvernement, en la mise en commun des ressources humaines, techniques, logistiques et matérielles dédiées à la réalisation des activités communes, en vue de contribuer à la production des cartographies opérationnelles du fichier électoral et du fichier général de la population.
Devant rassembler les activités de la CENI (identification et enrôlement des électeurs), de l’Office National de l’Identification de la Population (ONIP) (identification de la population) et de l’Institut National de la Statistique (INS) (recensement général de la population), cette mutualisation a, selon la même autorité, l’avantage de réduire les coûts et de rationnaliser les délais opérationnels. Et, si lors de son exposé, le Ministre de l’intérieur a indiqué que la mutualisation ne devra nullement empiéter sur les attributions légales et réglementaires de trois organismes concernés, les propos du Ministre des finances dénotent, paradoxalement, l’intention manifeste de la part du Gouvernement de vouloir imposer à la CENI cette option de mutualisation. L’argument pour la soutenir en dit long : validation par le Conseil des Ministres, conformité à l’orientation du Chef de l’Etat, la non remise par qui que ce soit, porter atteinte au fonctionnement normal des institutions.
II. L’option gouvernementale de mutualisation : une atteinte à l’autonomie et à l’indépendance de la CENI
La volonté du Gouvernement d’imposer à la CENI son option de mutualisation des opérations susmentionnées, comme il ressort des propos du Ministre des finances, ne saurait prospérer au regard de la Constitution et des lois de la République.Plusieurs raisons peuvent y être évoquées. Conformément aux dispositions de l’article 211 de la Constitution, la CENI est chargée de l’organisation du processus électoral, notamment de « l’enrôlement des électeurs(…) ». Cette compétence lui est également conférée aux termes de l’alinéa 2 point 1 de l’article 9 de la Loi organique n°10/013 du 28 juillet 2010 portant organisation et fonctionnement de la Commission Electorale Nationale Indépendante telle que modifiée et complétée à ce jour.
Dans l’exercice de cette mission, la CENI jouit non seulement de l’autonomie administrative et financière mais aussi de l’indépendance d’action, par rapport à d’autres institutions conformément aux dispositions des articles 6 et 7de la Loi organique précitée. Cette indépendance lui donne la possibilité de prendre des décisions en toute liberté et à l’abri de toute instruction et pression.
Il ressort des dispositions ainsi évoquées que l’identification et l’enrôlement des électeurs est une compétence exclusivement réservée à la CENI. Elle est dotée, en la matière,du pouvoir réglementaire de prendre, par voie de décision, toutes les mesures nécessaires quant à ce. Cette compétence ainsi lui dévolue ne saurait faire l’objet d’une telle mutualisation, surtout que la tendance qui en ressort serait de vouloir la lui imposer. Cette attitude gouvernementale est à prohiber pour deux raisons.
Premièrement, elle tendrait à entamer l’indépendance et l’autonomie d’action de la CENI en portant ainsi atteinte au principe de séparation de compétences qui est fondamental dans un Etat démocratique et de droit. La CENI n’est pas, faut-il le rappeler, une institution placée sous tutelle du Gouvernement et encore moins du Chef de l’Etat Il n’appartient pas, en effet, à l’exécutif d’usurper les compétences de l’organe électoral en prenant des décisions à sa place. L’exécutif –Gouvernement et Président de la République – étant tenu au respect de la Constitution et des lois de la République, toute décision qui ne s’y conforme pas est annulable suivant les procédures juridiques consacrées. A cet égard, entre autres, l’alinéa 2 de l’article 162 de la Constitution reconnaît à toute personne, donc à qui que ce soit, le droit de saisir la Cour constitutionnelle pour inconstitutionnalité de tout acte législatif ou réglementaire. C’est aussi pour soutenir que la CENI a le droit de remettre en question une décision du Gouvernement qui empiète sur ses compétences constitutionnelles et légales, eu égard à son indépendance et à son statut d’institution d’appui à la démocratie (article 211 de la Constitution).
La compétence d’organiser les élections en RDC étant le monopole de la CENI, celle-ci l’exerce de manière non concurrente, même si elle peut bénéficier du concours d’autres institutions, notamment le Gouvernement, le Parlement, les Cours et tribunaux ainsi que d’autres parties prenantes au processus électoral. Cependant, cette collaboration ne saurait être le lieu d’érosion de son indépendance. Agir autrement, ce serait violer intentionnellement la Constitution.
Deuxièmement, cette option de mutualisation des opérations aura une incidence néfaste sur la tenue des élections à l’échéance constitutionnelle qui est un impératif que les parties prenantes, le Gouvernement surtout, sont tenues de respecter. La position exprimée par la CENI, par l’entremise de son Président, quant à ce risque mérite d’être soutenue. Le risque du retard encouru dans l’organisation des élections aura des conséquences imprévisibles sur le fonctionnement harmonieux des institutions et sur la paix sociale.
RECOMMANDATIONS
Au peuple congolais,
Au Président de la République,
Au Parlement,
Au Gouvernement
Aux membres de la CENI
Aux organisations de la Société civile