LA PROPOSITION DE SUPPRESSION DU SÉNAT ET DES ASSEMBLÉES PROVINCIALES: Une reforme contraire aux options fondamentales du constitutionnalisme congolais

Photo ACTUALITE.CD.

Par

Paulin PUNGA KUMAKINGA* 

Joseph CIHUNDA HENGELELA**

Chercheurs au Centre de Recherches et d’Etudes sur l’Etat de Droit en Afrique (CREEDA) (www.creeda-rdc.org)

---------------------------------------------------

INTRODUCTION

Dans une de ses sorties médiatiques, un ancien candidat à l’élection présidentielle de 2018 a proposé des réformes constitutionnelles handicapant, selon lui, le fonctionnement harmonieux des institutions publiques et freinant la réalisation du bien-être social de la population. Il s’agit entre autres de la suppression du Sénat et des Assemblées provinciales. Il s’est récemment exprimé en ces termes :

 

 

(…) je ne vois pas l’utilité du Sénat et des Assemblées provinciales en plus de l’Assemblée nationale qui peut concevoir seule des lois s’appliquant à tous les Congolais. Les Assemblées provinciales semblent ne s’occuper que des motions de destitution des gouverneurs, ce qui paralyse le fonctionnement normal des provinces et crée l’instabilité des institutions.

A voir le rythme de destitution des gouverneurs des provinces; les Assemblées provinciales et les députés constituent plus un problème qu’une solution à la stabilité des institutions.

Ces modifications permettraient….aux institutions du pays de fonctionner normalement et au moindre coût de façon que les ressources dégagées comme épargnes soient investies dans le développement et l’amélioration du vécu quotidien de la population.

Il ressort que sa proposition de révision constitutionnelle est motivée par les crises politiques récurrentes et persistantes au sein et entre les institutions provinciales depuis 2007 et par le gaspillage des ressources financières nécessaires pour le financement des projets du développement de la RDC. Sans évaluer la pertinence de ces arguments, par ailleurs objectifs, il importe d’indiquer qu’une telle proposition est, pour le moins, non conforme à la lettre et à l’esprit de la Constitution du 18 février 2006 telle que révisée par la Loi n°11/002 du 20 janvier 2011. En effet, il est impossible juridiquement de procéder, par une révision constitutionnelle, à la suppression du Sénat et des Assemblés provinciales dans la mesure où ces institutions sont une manifestation de l’autonomie des provinces, une des matières verrouillées par l’article 220 de la Constitution.

Ce papier a pour objectif spécifique de développer des arguments de droit qui démontrent  l’impossibilité juridique de cette proposition de suppression du Sénat et des Assemblés provinciales, arguments fondés sur les principes de l’intangibilité de l’autonomie des provinces et sur les options fondamentales du constitutionnalisme congolais. 

I. L’IMPOSSIBILITE JURIDIQUE D’UNE TELLE REFORME FONDEE SUR LE PRINCIPE DE L’INTANGIBILITE DE L’AUTONOMIE DES PROVINCES 

Conformément à l’article 2 de la Constitution, la RDC est composée de 25 provinces et de la Ville de Kinshasa. Elles sont dotées de la personnalité juridique et gérées par les institutions propres (Assemblées provinciales et gouvernements provinciaux-article 195), animées par les autorités élues. Ces provinces et la Ville de Kinshasa jouissent de la libre administration et de l’autonomie de leurs ressources économiques, humaines, financières et techniques (Article 3).

Cette disposition des choses a été voulue comme telle que par le constituant originaire pour renforcer l’autonomie des provinces afin d’atteindre l’objectif assigné à la décentralisation territoriale, celui de consolider l’unité nationale et de créer de centres d’impulsion et de développement à la base (exposé des motifs de la Constitution). 

L’autonomie des provinces a été, en outre, renforcée par la création du Sénat comme deuxième chambre du parlement (Article 100). En effet, le Sénat est composé des membres (Sénateurs) qui représentent leurs provinces d’origine et ils sont élus par les députés provinciaux (Article 104). En tant qu’une institution politique nationale, le Sénat est une représentation des provinces dans l’exercice du pouvoir au niveau national. Ceci participe de l’autonomie des provinces.

Enfin de compte, le constituant a voulu que l’autonomie des provinces ne fasse objet d’aucune révision constitutionnelle. En effet, l’alinéa 2 de l’article 220 de la Constitution dispose : « Est formellement interdite toute révision constitutionnelle ayant pour objet ou pour effet…de réduire les prérogatives de province… ». La proposition de supprimer les Assemblées provinciales est une réduction des prérogatives des provinces dans la mesure où les provinces seraient amputées ou privées d’un organe important pour leur développement. Il en est de même en ce qui concerne la suppression du Sénat qui priverait les provinces  d’une représentation au niveau national. Dans l’un où l’autre cas, les prérogatives des provinces s’en trouveraient réduites.     

II. LA CONTRARIETE D’UNE TELLE REFORME AUX OPTIONS CONSTITUTIONNELLES RELATIVES A LA FORME DE L’ETAT CONGOLAIS

Dans la houleuse discussion presqu’académique qui a opposé, depuis les années d’indépendance, les tenants du fédéralisme et ceux de l’unitarisme, laquelle a aussi marqué les débats constitutionnels de 2005 au Sénat et à l’Assemblée nationale de Transition, c’est finalement l’option mixte qui avait été privilégiée combinant les éléments de l’unitarisme et du fédéralisme.  Ce choix était une réponse au gigantisme du territoire congolais qu’il fallait administrer par la mise en place des autorités décentralisées qui seraient à même de prendre à bras le corps le destin des populations du Congo profond. C’est ainsi qu’en répartissant les compétences entre le pouvoir central et les entités territoriales de base, la Constitution dota la province d’un statut politique.

1. La province, entité autonome caractéristique de la décentralisation politique mise en place par la Constitution

La province instituée par la Constitution du 18 février 2006 est différente de la région organisée par les lois de 1982 et 1995, de la province qui procédait du Décret-loi n°081 du 2 juillet 1998. Elle est actuellement une entité politique dictée par le choix fait par le constituant lui-même de partager constitutionnellement les pouvoirs entre elle et l’Etat, mieux le pouvoir central. Le statut, l’organisation et le fonctionnement de la province procèdent des dispositions constitutionnelles qui instituent le régionalisme politique en République Démocratique du Congo, déterminent les institutions de la province et répartissent les compétences entre elles et le pouvoir central (articles 3 et 195 à 206 de la Constitution). 

Ce choix du constituant de faire de la province une entité politique dotée de la personnalité juridique (une autre personne morale différente de l’Etat) implique que cette entité est d’office autonome, l’autonomie étant une des caractéristiques essentielles de la personnalité juridique. Or cette autonomie – ici politique –suppose que l’entité est dotée  aussi bien d’un patrimoine propre que de la capacité d’ester en justice et est habilitée à jouir des droits et à se soumettre à des obligations. Concrètement, l’autonomie politique de la province signifie que celle-ci dispose du pouvoir de décider sans devoir se référer nécessairement aux organes de l’Etat central. D’après Félix Vunduawe te Pemako, 

cette autonomie est à la fois organique, à travers l’existence des organes locaux qui sont formés essentiellement des membres élus, financière, qui implique pour l’entité territoriale, la disposition d’un patrimoine, mieux d’un domaine, différent de celui de l’Etat ou mieux du pouvoir central, d’un côté, et des ressources propres , de l’autre, dont l’utilisation est faite sur base des décisions propres selon le principe de la libre administration des provinces et des entités territoriales décentralisées et de leurs ressources économiques, humaines, financières et techniques.

Comme on le voit, les organes élus des provinces (Assemblées provinciales et gouverneurs de province) sont une émanation directe et automatique de l’autonomie caractéristique de la décentralisation politique voulue par le constituant. Même en tant qu’antichambre du fédéralisme, la décentralisation politique ou le régionalisme politique tout, comme le fédéralisme, imposent l’autonomie comme principe caractéristique.

En règle générale, écrit Ntumba Luaba au sujet des principes du fédéralisme, la répartition des compétences s’effectue selon le principe de subsidiarité. Ainsi, dans la répartition des compétences, il y a des pouvoirs fédéraux ou à caractère national, des pouvoirs concurrents exercés à la fois par le gouvernement fédéral et des Etats fédérés (impôts, eau, électricité, éducation, santé…) et les pouvoirs réservés attribués aux Etats fédérés.  Cette autonomie est doublement préservée par une garantie juridictionnelle et une garantie constitutionnelle. La garantie juridictionnelle résulte du fait que le respect de la répartition des compétences est garanti par l’existence d’un mode judiciaire de règlement des conflits de compétence.

Sur le plan historique, un tel choix rompait définitivement avec un passé centralisateur où les autorités régionales étaient soumises au diktat du pouvoir central et n’avaient véritablement aucun pouvoir d’initiative, surtout en matière financière, y compris d’ailleurs en matière politique. Mais sur le plan technique, le régionalisme politique est une nécessité, mieux une conséquence du choix du constituant de décentraliser à travers une répartition constitutionnelle des compétences entre l’Etat et la province. Sur le plan politique enfin, c’est le choix de la démocratie à la base qui dicte l’institution des organes politiques élus par les populations de ces entités exerçant, pour ainsi dire, leur liberté de choisir leurs propres autorités.

De la sorte, prôner la suppression des Assemblées provinciales, c’est renier le choix de la décentralisation politique et donc de l’autonomie politique reconnue aux provinces par la Constitution ; c’est en même temps politiquement renoncer à la démocratie pratiquée à la base et conséquemment soumettre les populations du Congo profond à subir le choix fait par le pouvoir central des autorités destinées à les diriger et à décider de leur sort.  Le Sénat en tant qu’assemblée législative participe également du même choix fait par le constituant.

2. Le Sénat en tant qu’institution de participation des provinces aux décisions nationales

Le Sénat est une institution politique qui rappelle forcément l’organisation du pouvoir dans la Rome antique. En effet, que ce soit sous la Royauté ou sous l’Empire,  en passant par la République, le Sénat a été une des plus célèbres institutions romaines. On accédait au Sénat quand on avait une notoriété non seulement due à ses origines familiales, mais aussi et surtout aux fonctions préalablement exercées dans la carrière politique (cursus honorum). Le  Sénat romain était une assemblée aristocratique peuplée par des célébrités et des sages respectés.

Même si aujourd’hui, le Sénat n’est pas forcément une assemblée d’aristocrates et des sages, il y a toutefois en cette institution cette idée de survivance qui postule que cette assemblée devait en principe être un creuset des hommes d’expérience, épris des valeurs et agissant sur base des principes aussi bien éthiques que démocratiques. Le débat autour de la suppression du Sénat n’est pas nouveau, il n’est pas non plus typiquement congolais. Pourtant, dans chacun des cas, les arguments souvent avancés ne parviennent à convaincre, parce que justement le Sénat moderne s’appuie sur des bases politiques démocratiques et techniques.

En effet, si l’on devait uniquement partir de l’argument économique et financier avancé par Noël Tshiani, comme quoi le Sénat serait une institution inutilement budgétivore, alors on procéderait à la suppression de beaucoup d’autres institutions, telles que la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH), le Conseil Economique et Social (CES), le Conseil de l’Audiovisuel et de la Communication (CSAC), y compris la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI).  En effet, toutes ces institutions sont remplaçables et la régulation qu’elles assurent peut être faite par aussi bien la justice que le Ministère de l’intérieur. Pourtant, il a été jugé nécessaire, de par notre histoire et les nécessités démocratiques de les créer.

Dans une République fédérale ou alors dans un Etat fortement décentralisé tel que l’est la RDC, le Sénat est à la fois une nécessité technique et démocratique. Il est une nécessité technique parce que le Sénat répond à une logique fédérale (la RDC est un Etat quasi-fédéral) à laquelle obéit également l’Etat régional, celle de l’autonomie politique qui postule la participation des entités fédérées ou, pour le cas d’espèce, la participation des provinces à la législation nationale. C’est pourquoi, la Constitution dispose que le sénateur représente sa province et il est élu par les députés provinciaux (par les assemblées provinciales). Et dans l’organisation interne du Sénat, il est institué des groupes provinciaux réunissant les sénateurs de chaque province, lesquels sont des organes chargés de soulever et de traiter les questions particulières liées aux intérêts de leurs provinces. En outre, dans sa mission constitutionnelle de représentation des provinces, le Sénat peut à tout moment, consulter les présidents des Assemblées provinciales. Il peut, par ailleurs, dépêcher dans une province une délégation de sénateurs pour une mission ponctuelle.

Le Sénat répond également à une logique démocratique. En effet, si le Sénat a survécu aux révolutions démocratiques du 18ème siècle qui avaient balayé les institutions  aristocratiques, c’est en raison justement de la fonction démocratique de modération qu’il remplit : le Sénat moderne était alors devenu comme « la barrière qui devait empêcher la démocratie d’être une grande force déréglée qui enlève tout sur son passage comme un torrent », selon la métaphore de Lefèvre-Portalis. 

Donc, dans un contexte démocratique comme le nôtre, un Sénat en tant que seconde chambre démocratique a pour fonction de tempérer la puissance de la première qui peut abuser de sa légitimité populaire pour imposer ses décisions, même si elles ne sont démocratiques que d’apparence. Cette fonction de modération et de contre-pouvoir a été exercée en 2015 lorsque les députés de la Majorité Présidentielle (MP) avaient déjà voté la réforme de la loi électorale qui soumettait toute organisation d’élection présidentielle au recensement préalable de la population. C’est bien le Sénat en tant seconde chambre qui avait  fait le contre-pouvoir pour élaguer du projet de loi cet article problématique dont les retombées sur terrain étaient déjà déplorables.

Cette logique ou nécessité démocratique est historiquement vérifiable en RDC où le Sénat n’a pu apparaitre dans l’ordonnancement institutionnel que dans les constitutions à vocation démocratique, en l’occurrence la Loi fondamentale du 19 mai 1960, la Constitution de la République Démocratique du Congo du 1er aout 1964, le projet de Constitution de la République fédérale du Congo de la Conférence Nationale Souveraine (CNS), la Constitution de la Transition du 4 avril 2003 et, bien sûr, la Constitution du 18 février 2006. 

CONCLUSION

La proposition de suppression du Sénat et des Assemblées provinciales interpelle car elle émane d’une personnalité avertie et, de surcroit, d’un ancien candidat à une élection présidentielle. Cette proposition paraît traduire sa connaissance de la Constitution et sa compréhension des difficultés rencontrées dans la mise en application de certains articles. Cependant, l’inquiétude est que cette proposition s’insère dans une certaine tendance des acteurs politiques à incomber les difficultés  de fonctionnement des institutions publiques aux textes juridiques dédouanant ainsi leurs animateurs de toute leur responsabilité et de leur incurie. 

Ainsi, toute proposition de suppression du Sénat et des Assemblées provinciales n’est possible que dans le cadre d’un changement constitutionnel et non sous la Constitution actuelle. Ce qui serait un recul regrettable pour la consolidation de l’Etat de droit et de la démocratie à la base en RDC. Si une initiative peut tenir la route, elle devrait prendre en compte tous les acquis aussi bien politiques (démocratiques) que techniques et historiques. Car il ne faudrait pas rechercher la démocratie en RDC et commencer à vouloir répudier les institutions qui lui sont directement liées. Ce serait vouloir une chose et son contraire. On ne peut pas résoudre les crises des institutions provinciales par leur suppression, tout comme on ne peut pas justifier la carence des moyens pour le développement socio-économique de la RDC par le reniement des acquis démocratiques. 

Les crises provinciales n’ont pas toujours en province leurs auteurs (les tireurs de ficelles étant la plupart à Kinshasa), de même leur règlement est possible par des voies aussi bien politiques que juridictionnelles sans nécessairement recourir à une réforme constitutionnelle. Aussi devrait-on regarder du côté des vrais responsables du coulage des ressources financières destinées aux investissements que de s’abattre sur des institutions qui ont leur raison d’être, parce que voulues par le constituant, le peuple congolais dont la démocratie et l’Etat de droit sont un idéal indéfectible.

RECOMMANDATIONS

Au Peuple congolais

  • De demeurer vigilant et de continuer à défendre la Constitution en tant que souverain primaire en veillant à ce que les options fondamentales de l’Etat de droit et de la démocratie  soient préservées contre toute tentative de révision.

Au Président de la République

  • De veiller, en tant garant du respect de la Constitution, à ce que toute initiative de révision constitutionnelle soit conforme aux options fondamentales de l’Etat de droit et de la démocratie.

Aux Parlementaires

  • De s’abstenir, en tant que pouvoir chargé de révision la Constitution, de soutenir et d’adopter une révision qui remet en cause les acquis de l’Etat de droit et de la démocratie.  

Aux acteurs politiques

  • De s’abstenir de proposer ou de soutenir des réformes constitutionnelles contraires aux options de l’Etat de droit et de la démocratie levées par le constituant.  

Aux organisations de la Société civile

  • De former  et d’informer la population sur l’importance des options fondamentales de notre Constitution et de la manière de les protéger ; 
  • De mobiliser, si nécessaire, le peuple pour faire échec à toute initiative de révision constitutionnelle susceptible de remettre en cause les acquis de l’Etat de droit et de la démocratie.  

 

Le présent papier rentre dans le cadre du projet du CREEDA visant la consolidation de l’Etat de droit et de la démocratie en RDC à travers le commentaire de la Constitution du 18 février 2006 article par article. Grâce à ce projet, les animateurs des institutions publiques et les citoyens congolais auront à leur disposition des connaissances sur le texte fondamental. En tant qu’acteurs du changement démocratique en RDC, les citoyens bien informés sur les dispositions constitutionnelles devront surveiller le fonctionnement des institutions politiques pour soutenir les initiatives qui renforcent ce changement et s'opposer à celles qui sont contraires aux aspirations démocratiques du peuple.