Kinshasa face à elle-même : l’élite congolaise appelle à un changement de paradigme urbain

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Les participants au forum

Kinshasa, mégapole de plus de 17 millions d’habitants, est aujourd’hui à la croisée des chemins. Insalubrité chronique, crise de mobilité, sentiment de désappropriation de l’espace urbain, déficit de gouvernance et incivisme : les maux sont connus, visibles et quotidiennement dénoncés. Mais au-delà du constat, quelles réponses concrètes proposer pour transformer la capitale congolaise en une ville vivable, inclusive et durable ?

C’est à cette question centrale qu’a tenté de répondre le Forum d’échange de l’élite consciente sur le Congo, organisé le samedi 20 décembre au Centre Culturel Boboto, autour du thème : "Le paradigme de la gestion de la ville de Kinshasa".

Réunissant intellectuels, experts, acteurs de la société civile et étudiants, cette rencontre se voulait un espace de réflexion critique, mais aussi de propositions, dans un contexte marqué par ce que plusieurs intervenants n’ont pas hésiter de qualifier de "chaos urbain".

« Kinshasa, reflet d’un trouble culturel et mental profond »

Dans une intervention dense et sans concession, le professeur Silas Mimile Makangu a posé les bases d’une réflexion qui va au-delà de l’insalubrité matérielle pour toucher ses racines profondes.

« L’insalubrité matérielle que nous déployons aujourd’hui n’est que le symptôme visible d’un malaise mental  très profond », a-t-il affirmé.

Selon lui, Kinshasa n’est plus perçue par ses habitants comme un espace sacré de vie, de dignité et de communauté, mais comme un lieu abandonné, vidé de sens, où chacun agit sans conscience du bien commun. Cette désacralisation de la ville, explique-t-il, est à l’origine du laisser-aller généralisé.

« Kinshasa n’a pas dégénéré toute seule. Elle est le produit direct de la démission et de l’irresponsabilité de ses habitants », a-t-il dénoncé.

Pour le professeur Makangu, il est impossible de réformer la ville sans réformer le citoyen. D’où cette formule, répétée comme un refrain tout au long du forum : « On n’aura pas une Kin Bopeto sans un Kinois peto, ni une Kinshasa ezo bonga sans un Kinois oyo abonga ».

Un message fort, qui invite toutes les couches de la population à une réappropriation citoyenne et mentale de la capitale, condition indispensable, selon lui, avant toute réforme matérielle durable.

Les déchets comme opportunité économique pouvant sortir du fatalisme

De son côté, Hervé Ekombolo, coordonnateur de ALIMA, a axé son intervention sur l’assainissement urbain, en invitant à rompre avec une lecture uniquement catastrophiste de la saleté à Kinshasa.

« Il ne faut plus voir l’insalubrité uniquement comme un fléau, mais comme un levier de développement », a-t-il soutenu.

Pour lui, les déchets constituent un gisement économique sous-exploité, capable de générer des emplois, notamment pour une jeunesse massivement touchée par le chômage. Tri, recyclage, transformation des déchets plastiques en pavés, granulés ou dalles ; les solutions existent et ont déjà fait leurs preuves ailleurs.

« Dans le mot ordure, il y a or… mais aussi or dur », a-t-il lancé avec une pointe d’humour, appelant à des politiques publiques qui soutiennent l’entrepreneuriat vert.

Mais l’enjeu, selon Hervé Ekombolo, dépasse les simples solutions techniques. Il plaide pour une prise de conscience collective : « Ce ne sont pas les autorités qui viennent jeter les ordures devant nos maisons. Nous sommes co-responsables de notre environnement ».

Pour lui, un changement durable à Kinshasa passera par un assainissement à la fois physique, mental et culturel, condition indispensable à la renaissance économique et sociale de la capitale.

Pour une gouvernance à échelle humaine

Troisième voix forte du forum, Joël Bile a appelé à une refonte de la gouvernance urbaine de Kinshasa, fondée sur la reconnaissance de sa diversité sociale, spatiale et économique.

« Kinshasa n’est pas un bloc uniforme », a-t-elle insisté, mettant en lumière les contrastes marqués entre les quartiers, les conditions de vie et les aspirations des populations. Une hétérogénéité trop souvent ignorée par les politiques publiques, qui peinent à sortir du schéma des solutions standardisées.

Vouloir administrer Kinshasa avec des approches homogènes revient, d’après elle, à nier sa complexité.

« C’est l’une des erreurs structurelles les plus graves dans la gestion de cette ville aux allures de pays », a-t-elle averti.

S’inspirant d’exemples comme Nairobi, Kigali ou Dakar, elle a plaidé pour une stratégie de développement différenciée, qui ferait de Kinshasa un centre dynamique — culturel, économique, technologique — tout en s’appuyant sur les réalités locales de ses 24 communes.

« Il faut penser Kinshasa par le bas pour mieux rayonner vers le haut », a-t-elle conclu, défendant une approche qui conjugue vision globale et intelligence territoriale.

Réinventer la ville, reconstruire le citoyen

Au fil des interventions, un constat s’est imposé : la crise que traverse Kinshasa est à la fois institutionnelle et citoyenne. Si la responsabilité de l’État dans la gestion urbaine est indéniable, celle des Kinois dans l’appropriation de leur ville est tout aussi cruciale.

Le Forum de l’élite consciente sur le Congo aura permis de dépasser le simple constat pour ouvrir des pistes de transformation : repenser les modèles de gouvernance, encourager l’appropriation de l’espace public, valoriser l’entrepreneuriat urbain, adapter les politiques à la réalité des territoires et restaurer la participation active des citoyens.

Reste à passer de la parole à l’action. Pour que Kinshasa redevienne, selon les mots des participants, « le cœur vivant de la République », une ville portée par ses habitants et pensée pour ses enfants.

James Mutuba