1. Odyssée et épopée de la rumba congolaise
Evoquer la musique congolaise, notamment la rumba, c’est faire appel d’une part à ses itinéraires et à ses odyssées de siècle à siècle, de continent à continent ; c’est d’autre part, faire référence à ses travaux épiques (« epos » en grec signifie « récit »), à ses constructions poétiques et imaginaires. De cette musique congolaise si variée, si complexe et si emblématique (musique traditionnelle, rythmes tradi-modernes et modernes, expérimentations contemporaines), la rumba congolaise en est sans doute le volet le plus médiatique et le plus représentatif. Pourquoi ? Parce que c’est la rumba qui est en même temps au cœur de la genèse et du génie de la musique congolaise. C’est que née dans les coques des bateaux négriers au 15e siècle sous la forme la plus rudimentaire de sonorités et de codes cryptés et clandestins de communication entre esclaves (sonorités vocales ou instrumentales avec des bâtons et autres instruments à portée de main…), la musique s’est ensuite développée au contact des autres traditions dans les pays d’accueil, surtout dans les Amériques. Par exemple à Cuba où l’on a dénombré une forte concentration d’esclaves arrachés d’Afrique centrale, les musicologues signalent que « rumba » proviendrait de « kumba », « danse de frottement de nombril », d’origine kongo. La rumba, produit des migrations diverses, s’est ainsi enrichie des musiques amérindiennes, espagnoles, et finalement occidentales et nord-américaines.
2. Rumba congolaise et showbusiness
Cette rumba nous est revenue lors de la colonisation, entre le 19e siècle et le 20e siècle, avec les immigrés ouest-africains (les « Coast-men »), mais surtout avec les commerçants grecs, israélites et portugais. Ce sont ces derniers qui ont importé les premiers disques « vinyl » d’Europe et des Amériques (chansonnettes françaises de Line Renaud, de Patrice et Mario ou de Tino Rossi ; charangas de Sonora Matancera, de Johnny Pacheco ou d’Ismaêl Miranda ; jazz, swing, rock, soul ou boléro de Louis Amstrong ou de Harry Belafonte, etc.) Ces expériences ont rencontré sur place au Congo des traditions musicales charriées notamment par les riverains du fleuve Congo, principalement les rythmes « kebo » de la Cuvette centrale.
Les commerçants étrangers ont aussi ouvert des studios d’enregistrement pour jeunes talents congolais : OPIKA, LONINGISA, NGOMA, etc, avec les premières « vedettes » comme Paul Kamba, Antoine Moundanda, Antoine Wendo, Bukassa, D’Oliverra, Joseph Kabasele, Rossignol Lando, Marcelle Ebibi, Lucie Eyenga, Franco Luambo, etc.
C’est à partir de cette époque d’après la 2e Guerre mondiale, entre 1940 et 1960, que la musique congolaise moderne est devenue un produit commercial, avec des musiciens généralement rémunérés.
Dans le domaine de l’art, 1960 a été un double événement historique : non seulement le Congo accédait à l’indépendance, mais lors de la Table Ronde politique, Joseph Kabasele, alias Grand Kallé, a composé et joué pour les participants. La chanson « Indépendance cha cha » est restée si célèbre au Congo et en Afrique que beaucoup de citoyens l’avaient adoptée comme « hymne » patriotique et panafricain.
Or, ce qu’on ne dit pas assez c’est que non seulement la rumba congolaise a fait danser toute l’Afrique, mais elle a construit une image idyllique de Kinshasa, capitale des loisirs et du tourisme de plaisance. Ce qu’on ne dit pas souvent non plus, c’est que revenant de la Belgique, avec l’expérience acquise là-bas, Kabasele a remis en cause la Société des Auteurs Compositeurs Congolais ( SACO), sous tutelle de la société belge , la SABAM. D’ailleurs Kabasele fera partie, en 1969, des douze premiers souscripteurs et fondateurs de la Société Nationale des Editeurs Compositeurs et Auteurs (SONECA). Grand Kallé créera la première maison congolaise d’Editions discographiques, « Surboum African-Jazz ».
Grand Kallé restera un exemple de musicien et de patriote engagé, au point que, contraint comme tous les artistes de chanter la gloire du Parti-Etat et du Guide Mobutu, il a préféré s’exiler en France, dans les années ’70, et fonder là-bas « African-Team », avec le Cubain Gonzalo, le Brazzavillois Essous Jean-Serge, et le Kinois Kwamy Munsi.
3. Rumba : école du rythme « typique »
Kabasele et sa rumba universalisée sont une vraie école ; cette école se perpétue jusqu’ aujourd’hui dans divers styles, mais avec une constance «typique » : style « soft », langoureux ; textes romancés, romantiques ; culte de la femme et de l’amour ; tout ce la cela avec des héritiers talentueux , internationalement appréciés tels Tabu Ley Rochereau, le « belgicain » Tony Dee, Ndombe Opetun, Papa Wemba, Mbilia Bell, Bimi Ombale, Koffi Olomide, Karmapa, Fally Ipupa, y compris les compositeurs « religieux » ( Carlito, Alain Moloto, Franck Mulaja, Marie Misamu) ; tout cela malgré les assauts du « ndombolo », c’est-à-dire de la musique mouvementée dernière génération, particulièrement explosive.
En fin de compte, la rumba est plus que la rumba. Elle n’est pas seulement musique et danse « soft » ; elle est et elle a une valeur ajoutée faite de féerie, de jubilation, de passion de vivre, de satire épicée (« mbwakela »), bref d’un pouvoir de « paraitre », mais aussi d’existence, de résistance, et de résilience face aux incertitudes ambiantes.
4. Rumba congolaise : professionnalisation, économie et tourisme de la culture
Tous comptes faits, deux défis attendent la rumba et ses promoteurs : 1*) la professionnalisation des métiers de la musique pour ainsi échapper à l’informel aléatoire ; 2*) l’ implication de la rumba dans l’économie de la culture, avec possibilité d’émergence des SPRL, des PME, des PMI ; avec possibilité de la sécurité sociale sur base des droits d’auteur ; mais également avec la perspective de la création des industries créatives compétitives, grâce à des joint-ventures et des investissements des secteurs public-privé, de la part des nationaux et des non-nationaux…
Toute l’Afrique, et peut-être le monde, attendent cela de la RD.Congo, au point que bon nombre d’initiatives concoctées naguère par des experts congolais, dans les années ’80-’90, ont été récupérées ailleurs et amplifiés médiatiquement comme le MASA (Marché des Arts de la Scène Africain) à Abidjan, ou comme le FESPAM (Festival Panafricain de Musique) à Brazzaville. Mais également comme les rythmes musicaux actuels du genre « coupé-décalé », évocation à peine lointaine des « sebene » kinois…
Pour les Congolais, la musique , toutes tendances confondues, est leur seconde nature, et un patrimoine culturel immatériel exceptionnel. L’on comprend le combat de l’Institut National des Arts de Kinshasa (INA) de revaloriser au mieux cette musique en en élaborant un système de notations et de partitions consacrées, pour qu’elles ne stagnent pas dans l’oralité volatile ; mais aussi d’inscrire la rumba , avec le concours d’autres partenaires locaux et étrangers (Ministèe de la Culture et des Arts, Délégaton Wallonie-Bruxelles, Agence CMCT EALE, Plateforme EUNIC regroupant les centres culturels des pays de l’Union Européenne à Kinshasa, l’UNESCO, l’Agence OPTIMUM, la Télévision UNIVERS) , sur la Liste représentative du Patrimoine culturel de l’Humanité.
Il est temps que la RD.Congo retrouve sa place en Afrique comme plaque tournante des grands événements internationaux ; et la musique congolaise offre de multiples opportunités, notamment en termes de festivals thématiques (rumba « classique », percussions, concours de chorales, etc.)
C’est là une des voies originales d’instaurer un cycle d’événements touristiques au nom justement du tourisme culturel, et donc d’une économie de la culture vraiment rentable, parce que génératrice des revenus, mais aussi parce que porteuse d’une autre image du pays…
Pr Lye YOKA
-Directeur Général de l’INA
-Président de la Commission de la Promotion de la Rumba comme Patrimoine culturel national et international