Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, se transforme peu à peu en un vaste dépotoir à ciel ouvert. La ville, autrefois surnommée " Kin, la belle", semble aujourd’hui avoir perdu de sa splendeur au profit du triste surnom de " Kin, la poubelle", ce qui déplaît fortement à ses habitants.
Dans les rues de la capitale, une scène se répète quotidiennement : un sachet d’eau vidé jeté depuis un taxi-bus, une peau d’orange ou de banane laissée au pied d’un étal ... la chaussée ne cesse de servir de tapis des sachets plastiques, de restes alimentaires et de cartons. La gestion des déchets est devenue l’un des plus grands défis urbains. Le geste est rapide, presque machinal. Et malgré les campagnes de sensibilisation et les efforts d’assainissement engagés quelques fois par la ville, Kinshasa reste envahie par les ordures. Cette situation contribue à l’aggravation des inondations, à la pollution et à la recrudescence des maladies hydriques.
Mais comment ce réflexe s’est-il ancré dans les habitudes ? Est-il volontaire, indifférent ou contraint par les réalités urbaines ?
« La rue est déjà sale, un déchet de plus ne change rien »
Au quartier Mongo, à la place où est érigée la statue "Koko Matete", Pascal, motard de 34 ans, observe les passants. Quand on lui demande pourquoi il jette parfois ses emballages dans la rue, il hausse les épaules : « Honnêtement, on trouve la rue déjà sale. Si tu arrives et que tu vois des montagnes de déchets, tu te dis que la quantité de déchets supplémentaire ou non ne fera aucune différence.
Son propos revient souvent dans les conversations. Le sentiment d’abandon et de fatalisme semble façonner le comportement collectif. Pour le professeur Lubo, sociologue (UNIKIN), ce réflexe s’explique par une forme "d’accoutumance sociale". « Quand l’environnement est constamment dégradé, la population se désensibilise. Le geste de jeter ne provoque plus de culpabilité, car le décor lui-même le banalise ».
« Je fais comment ? Des poubelles publiques, il n’y en a presque pas. Tu peux regarder autour de toi pour avoir la réponse. Même quand tu veux faire bien, tu ne sais pas où mettre le déchet. Donc on finit par laisser tomber », lance maman Chantal, trouvée devant son étal de beignets à Lemba.
Dans la plupart des quartiers, on observe un manque criant d’infrastructures d’assainissement. Les poubelles publiques sont rares, souvent pleines à craquer, et il arrive même qu’elles soient volées ou brûlées.
D’après un urbaniste de la ville-province ayant requis l’anonymat, la collecte des déchets demeure largement insuffisante. « Tant que la ville n’assure pas une chaîne efficace, de la mise à disposition de poubelles à la collecte régulière et au traitement des déchets, la charge repose presque entièrement sur les citoyens. Et cela crée un cercle vicieux ».
Quand l’habitude devient une culture
Devant un arrêt de bus sur le boulevard Lumumba, un jeune homme jette un sachet d’eau à quelques mètres d’un caniveau. Lorsqu’on l’interpelle, il éclate de rire : « Depuis tout petit, j’ai toujours vu les gens faire ça. On ne se pose même plus la question. C’est comme ça que ça se passe ici. Et puis, ce n’est certainement pas moi qui vais changer ce pays, et encore moins les mentalités ».
Pour le professeur Lubo, cette répétition crée ce qu’il appelle une « culture de la résignation environnementale ». « On apprend par imitation. L’enfant qui voit un adulte jeter un déchet dans la rue intègre que c’est normal. Le geste devient une norme invisible ».
Pour lui, cette habitude n’est toutefois pas due à un manque d’éducation, mais un manque de cohérence sociale et institutionnelle. « Si l’environnement était propre, si les sanctions existaient réellement, si les alternatives étaient visibles, les comportements changeraient. On le voit dans certains milieux, par exemple à Gombe, il y a des endroits où tu n’oserais même pas jeter ton sachet, tellement c’est déjà propre et organisé ».
Étudiant en environnement à l’Université de Kinshasa, Chancel tient à nuancer entre incivisme volontaire et défaillance du système.
« Je ne suis pas contre la discipline. Chez moi, je jette les déchets dans un sac. Mais dehors, qui respecte quoi ? La ville ne montre pas l’exemple. Les routes sont encombrées, les caniveaux ne sont jamais curés… alors chacun se replie sur lui-même ». Ses propos traduisent un sentiment largement partagé : l’incivisme trouve aussi racine dans l’absence de l’autorité et la perte de confiance envers l’État.
Pour le professeur Lubo, il serait réducteur de faire porter toute la responsabilité aux citoyens, et injuste de ne blâmer que la Ville. « Le problème est à la fois structurel et culturel. On ne peut pas exiger de rigueur de la part des citoyens si l’État ne montre pas l’exemple. Mais inversement, on ne bâtira jamais une ville propre avec des attitudes qui la dégradent au quotidien », affirme-t-il.
Est-ce dû à l’habitus ?
Ces comportements répandus chez les Kinois peuvent être interprétés à travers le prisme du concept sociologique d’habitus, tel que développé par Pierre Bourdieu. L’habitus désigne un ensemble de dispositions durables, acquises par la socialisation, qui orientent les manières d’agir, de penser et de percevoir le monde. Ces dispositions sont intériorisées au fil du temps, souvent de manière inconsciente, et tendent à reproduire les pratiques dominantes sans pour autant les imposer de façon mécanique.
Ce concept se situe à mi-chemin entre le déterminisme social, où les individus n’ont aucune prise réelle sur leurs actions, sur leurs rôles dans la société (à l’image de la vision holiste d’Émile Durkheim). Chez Bourdieu, l’habitus permet de comprendre comment les individus agissent en fonction de ce qu’ils ont intégré dans leur environnement social, mais leurs actions ne sont jamais prédéterminées.
La notion d’habitus se retrouve également chez Marcel Mauss, notamment dans ses réflexions sur les « techniques du corps », où il montre que les façons de marcher, de manger ou de se comporter varient selon les sociétés, les éducations, les traditions ou les normes. Il s’inspire ici d’Aristote, pour qui l’habitus désignait déjà une manière acquise d’être ou de faire.
Dans le contexte de Kinshasa, l’habitus permet d’expliquer comment ou pourquoi certains comportements – comme jeter des déchets dans la rue – deviennent automatiques, presque naturels, non pas par choix individuel, mais par reproduction de pratiques intégrées socialement.
James Mutuba