Au cours du conseil des ministres du 12 juillet, le Président Tshisekedi a tapé du point sur la table. Depuis le lancement du projet de la délivrance des cartes d’identité, il n’y a plus de développement attendu au regard du chronogramme qui lui a été présenté. Il a donc instruit le Vice-Premier Ministre en charge de l’Intérieur “de lui faire un point, sans complaisance, sur ce dossier et de prendre toutes les dispositions y rattachées”. Lighthouse, Bloomberg et Actualite.cd ont enquêté.
Lorsque Félix Tshisekedi a pris ses fonctions en janvier 2019 à la suite d'une élection contestée, il a rapidement commencé à poursuivre ses propres projets de système d'identification national.
Des documents confidentiels consultés par cette enquête montrent qu'à partir de 2020, près de 60 entreprises ont approché le gouvernement congolais avec des offres pour fournir un tel système, une entreprise qui, selon l'ONIP, devrait coûter environ 360 millions de dollars.
Des "listes de surveillance"
Lorsqu'un consortium comprenant le leader français de la biométrie Idemia et le partenaire local Afritech s'est imposé comme fournisseur privilégié, le coût proposé avait grimpé à 1,2 milliard de dollars, soit plus de trois fois l'estimation initiale de l'ONIP. Un coût qui en ferait l’un des contrats d'identité numérique les plus onéreux de l'histoire de l'Afrique.
Selon une note confidentielle de 160 pages rédigée en juillet 2023 et portant les logos d'Idemia et d'Afritech, ce montant - dont près de 60 % proviendraient du gouvernement et le reste des entreprises participantes - comprenait le coût de 8 000 kits d'enregistrement biométrique, l'ouverture de plusieurs centaines de centres d'inscription et la production initiale de 10 000 cartes d'identité pour l'élite de Kinshasa.
Selon la proposition, une fois le contrat signé, l'ensemble de la population du Congo - estimée à environ 100 millions d'habitants - pourrait être enregistrée dans un délai de 17 mois. En outre, le document comprenait une brochure indiquant que le logiciel d'Idemia pouvait être utilisé pour créer des "listes de surveillance". Une caractéristique qu'Idemia nie avoir mise en avant.
Ce méga contrat a été présenté publiquement pour la première fois lors d'une conférence de presse en décembre 2023, au cours de laquelle le responsable Afrique d'Idemia et le président ad interim de l'ONIP, Stanislas Kenza, ont loué les capacités du système.
Une "énorme escroquerie"?
En coulisses, cependant, il avait déjà suscité des inquiétudes à l'intérieur et à l'extérieur du pays. La Banque mondiale, qui avait été approchée par le ministère des finances pour couvrir une partie des coûts du système national d'identification, avait informé le bureau de Tshisekedi en octobre qu'elle ne contribuerait pas au projet en raison de l'absence d'un processus d'appel d'offres concurrentiel.
À peu près au même moment, un mémorandum de fonctionnaires de l'ONIP, l'agence chargée du projet, a présenté une évaluation sévère de l'accord. Ce document confidentiel, que nous avons pu consulter, alertait sur des "éléments inquiétants" de l’accord, notamment des coûts surévalués et le risque que le contrat ne devienne une "vaste escroquerie".
Les questions n'ont fait que se multiplier depuis lors, alors que l'accord semblait se désagréger. En décembre dernier, l'ONIP a produit ses premières cartes d'identité, à destination des VIP de Kinshasa. La production devait s'étendre, selon l'agence, jusqu'à ce que l'Inspection générale des finances (IGF) ouvre une enquête sur le contrat au printemps.
Dans un rapport cinglant publié en juin, l’IGF a déclaré que ce qu'elle a appelé le "consortium Idemia-Afritech" ne disposait pas d'un capital suffisant pour exécuter le projet et prévoyait d'en retirer trop d'argent au fil du temps. L'IGF s'est également inquiétée du fait que les coûts d'infrastructure proposés étaient excessifs et que le principal mécanisme de financement du gouvernement - permettant au consortium de contracter un prêt commercial garanti par la banque centrale congolaise, qu'il prêterait ensuite au gouvernement pour couvrir la part du gouvernement dans les coûts - était "illégal ou impossible".
Contacté, Idemia a déclaré que le consortium "n'existe pas" et qu'il "ne fait partie d’aucun contrat" avec le gouvernement congolais. En revanche, elle a déclaré à cette enquête qu'elle avait un contrat avec Afritech pour construire le registre d'état civil du Congo et imprimer les cartes d'identité des citoyens. Son système est "destiné à être utilisé uniquement pour la gestion de l'identité civile", écrit-elle, et "n'inclut aucune fonctionnalité de liste de surveillance".
L'ONIP et Afritech n'ont pas répondu aux questions d’Actualite.cd et de ses partenaires. La porte-parole du président n’a pas souhaité commenter non plus, précisant que ce contrat n’avait pas été géré par la Présidence.
Les Congolais privés de pièce d’identité
Pour les Congolais, naviguer dans la vie sans carte d'identité est une lutte constante. Par une belle matinée de novembre dernier, plus de 50 personnes étaient rassemblées dans la cour de la maison communale de Ngaliema, près du palais présidentiel. Toutes attendaient depuis l'aube avec l'espoir d'obtenir l'une des cartes de vote plastifiées qui tiennent lieu de carte d'identité. En raison de la situation tendue dans le pays et des craintes de répercussions, les personnes ont pu s'exprimer librement sous couvert d'anonymat.
Chancel (nom fictif), un habitant de Kinshasa âgé de 40 ans, a rejoint la file d'attente avant les premières lueurs du jour. "Ma carte d’électeur a commencé à disparaître en septembre", explique-t-il. "Maintenant, toutes les banques la refusent”. À côté de lui, Mario, 28 ans, avait un entretien pour un poste de gardien de piscine à l'ambassade des États-Unis. Sans une preuve de son identité, il ne sera pas autorisé à pénétrer dans l'enceinte hautement sécurisée. Ou embauché.
Pour l’heure, les cartes d'identité ne sont accessibles qu'à une petite clique de l'élite congolaise. En juin 2023, le président Tshisekedi a été photographié lors d'une cérémonie dans le centre de Kinshasa, montrant le premier prototype de carte d'identité Idemia. A cette occasion, il vantait les mérites d'une campagne d’enregistrement de masse à venir. Celle-ci n'a jamais eu lieu. "Nous n'avons délivré que quelques centaines de cartes jusqu'à présent, certainement moins d'un millier", a déclaré la semaine dernière à cette enquête un fonctionnaire de l'ONIP qui souhaite rester anonyme. Parmi les heureux élus, on trouve des ministres, de hauts magistrats et fonctionnaires. Les Congolais de la rue comme Chancel et Mario, eux, attendent toujours.