Depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, des nombreux rapports comme ceux de l’Inspection générale des Finances et de la Commission interministérielle de revisitation des contrats d’exploitation forestière ont épinglé le secteur forestier et ont recommandé des sanctions, sans pourtant mettre un terme à l’opacité dans sa gestion.
“Il n’est pas possible de vous dire à vous, journaliste, qu’une société est en règle ou pas”. C’est la réponse sans appel de Jean MUTEBA KASENDUE, Chef de Division Communication & Documentation à la Direction générale des Impôts (DGI) aux questions d’ACTUALITE.CD. Tout juste s’est-il contenté de rappeler que la DGI ne s’intéresse pas au secteur d’activité d’une entreprise, mais uniquement à sa catégorie, micro, petite, ou grande.
À l’Inspection générale du Travail, toute réponse était conditionnée au paiement de “frais de consultance”. “Les informations ne se donnent pas gratuitement, c'est de la consultance”, a insisté à plusieurs reprises notre interlocuteur. La société civile n’obtient pas plus de réponses des différentes institutions chargées de contrôler le respect des dispositions du code forestier. La Coalition nationale contre l'exploitation illégale des bois (CNCEIB) reconnaît même n’avoir aucun contact avec les services de contrôle étatique.
Les seules informations publiques disponibles pour assurer un contrôle citoyen des exploitants forestiers se trouvent dans des rapports publiés sans véritable communication officielle. Les plus intéressants sont sans doute ceux de l’Observatoire de la gouvernance forestière (OGF) qui réunit des représentants du ministère de l’environnement, de la société civile et des entreprises contrôlées. Cette association à but non lucratif a été créée en septembre 2012 et a déjà produit 18 rapports issus de descentes sur le terrain. Elle assure depuis 11 ans un monitoring des activités de gestion et d’exploitation forestière en RDC et contrôle l’application de la législation forestière.
Dans chacun de ses rapports, des sociétés ont été épinglées et se sont vues rapprochées différents types de violations : l’exploitation d’essences qui ne figure pas dans l’autorisation de coupe industrielle de bois, l’absence de documents nécessaires à l’exploitation comme le plan annuel d’opération, l'absence d’équipements de protection, et l'absence d’un système de traçabilité des bois abattus…Bref, l’Observatoire de la gouvernance forestière assure un large contrôle et de manière consensuelle, mais jusqu’en 2020, ses rapports n’étaient pas mis en ligne sur le site du ministère de l’environnement, ils l’ont été depuis.
Serge Bondo, coordonnateur l'observateur de la gouvernance forestière (OGF), a expliqué à ACTUALITE.CD et à ses partenaires qu’avant publication, les rapports devaient être d’abord soumis à un comité de lecture, ce qui pourrait justifier les retards.
“Il y a deux rapports faits l’an dernier qui ne sont pas encore publiés parce que la réunion n’a pas encore été convoquée par Madame la ministre", affirme-t-il encore.
L’observatoire n’est pas la seule structure à avoir opéré un large contrôle et dont les rapports ont été finalement publiés. En 2020, l’Inspection générale des Finances a réalisé un contrôle de toute la filière. Son rapport est resté dans les tiroirs pendant deux ans. Il n’a été publié qu’en avril 2022, sous pression des bailleurs de fonds. Ses conclusions étaient sans appel : “Il ressort de ce qui précède que 18 ans après la promulgation de la loi n°011/2002 du 29/08/2002 portant Code forestier, la gestion du patrimoine forestier de l'Etat ne se fait pas conformément à la loi en dépit de la mise en place de ses principaux textes d'exécution”.
L’IGF considère que les “autorités” ont une “responsabilité” dans la non-perception des droits du Trésor public.
“Ce qui, d'une part, est en contradiction totale avec les motivations profondes de cette réforme du régime forestier congolais à savoir : contribuer substantiellement au développement national et d'autre part, montre que cette situation de chaos arrange les responsables du secteur”, explique encore l’Inspection général des Finances.
L'équipe de contrôle a également constaté la “défaillance totale” de la Direction Générale des Recettes Administratives, Judiciaires, Domaniales et de Participations (DGRAD) dans l'encadrement des droits dus à l’Etat par les exploitants forestiers et pointé la responsabilité des “ministres successifs” dans l'octroi illégal de concessions forestières.
Toutefois, l’IGF, qui dépend de la présidence de la République, reconnaît avoir connu d’importantes difficultés pour mener ces enquêtes. Notamment la difficulté de localisation des exploitants forestiers suite à une mauvaise identification et suivi des concessionnaires forestiers, la contestation par certaines sociétés de la compétence de l'IGF mener à faire ce contrôle. “Quatre exploitants seulement sur 45 ont présenté les éléments demandés sur les droits dus à l'Etat”, écrit l’Inspection générale des finances.
Pour le syndicat patronal du secteur du bois, ce rapport est rempli de “contre-vérités”. “Le rapport de l'IGF ne doit pas être pris pour une parole d'évangile”, explique Gabriel Mola Motya, président de la Fédération des Industriels du Bois. Il assure qu’il suffit de frapper à sa porte pour contacter les sociétés qui exploitent les forêts congolaises, même celles qui ne sont pas membres de son syndicat, ce que l’Inspection générale des Finances n’aurait pas fait. “Il est normal que la fédération du bois soit mécontente parce qu’elle est bénéficiaire de cette anarchie”, rétorque Jules Alingete, patron de l’IGF.
En octobre 2021, le président Tshisekedi demande à la vice-premier ministre et ministre de l’environnement Eve Bazaiba "de faire un état des lieux technique et financier de toutes les concessions forestières de la RDC, de suspendre tous les contrats douteux en attendant le résultat de l’audit, et d’en faire rapport au Gouvernement lors de la prochaine réunion du Conseil des Ministres", indique le compte-rendu du conseil des ministres du 15 octobre. Le chef de l’Etat réagit à l’époque aux révélations relatives à l’attribution illégale de six concessions à la société Tradelink pour le ministre de l’époque, Claude Nyamugabo. Il a pourtant déjà à l’époque sur sa table le rapport de l’IGF.
Bien avant les orientations du Président de la République et la publication officielle du rapport de l’IGF, les ONGs Conseil pour la Défense Environnementale par la Légalité et la Traçabilité (CODELT) et Organisation Congolaise des Ecologistes et Amis de la Nature en sigle (OCEAN) avait déposé un recours administratif au cabinet de la Vice-Premier ministre de l’Environnement et Développement durable, Eve Bazaïba afin d’obtenir l’annulation les contrats de ces six concessions de conservation octroyées par l’ancien ministre de l’Environnement, actuellement député national Claude Nyamugabo. Mais jusqu’à ce jour, aucune suite favorable n’a été accordée à ce recours.
Le 1er avril 2022, après la publication de ce dernier, il “encourage” Eve Bazaiba à “présenter, dans la quinzaine, les prochaines étapes” et de “tout mettre en œuvre pour rassurer les partenaires publics et privés soucieux d'investir dans le secteur forestier porteur de bien-être pour nos populations".
Malgré cet appel du chef de l’Etat, le Vice-Premier ministre n’a engagé aucune poursuite judiciaire ni contre les anciens ministres impliqués, ni contre les services de l’administration du ministère notamment le secrétariat général indexé par ledit rapport. Par contre, Greenpeace Afrique avait déposé, mercredi 4 mai 2022 au Bureau du Procureur général de la République près la Cour de Cassation à Kinshasa, une lettre pour demander l'inculpation des personnes impliquées dans le bradage des forêts congolaises tel que mentionné par le rapport de l'Inspection Générale des Finances (IGF) sur les concessions forestières et les droits dus au trésor public. Une année après, cette demande reste lettre morte. Greenpeace n’a été à mesure d’expliquer à ACTUALITE.CD cette « lourdeur » de la Cour de Cassation.
Le 5 avril, le vice-première ministre met finalement en place une commission dite “de revisitation de tous les titres forestiers d’exploitation et de conservation”. Elle est composée de 24 membres issus de différentes institutions parmi lesquels la présidence, la primature, les ministères de l'environnement, de l’intérieur, du développement durable, de l’aménagement du territoire, des affaires foncières et même de l’ANR. Le 28 février 2023, elle remet son rapport provisoire et recommande la résiliation de 30 contrats (22 d’exploitation, 8 de conservation), 2 suspension à titre conservatoire et 36 mises en demeure de régularisation sur 82 titres reconnus. Elle dénonce pour bon nombre de ces contrats un “trafic d’influence” et des “poursuites judiciaires des Autorités politico-administratives impliquées dans la violation des dispositions légales et réglementaires en la matière”.
On y retrouve notamment dans la colonne des contrats à résilier ceux de Tradelink attribués par Claude Nyamugabo, ministre de l’environnement à l’époque et dont l’IGF avait déjà demandé l’annulation. “Ce rapport remonte déjà de 2 ans, le gouvernement avait approuvé et a procédé à la résiliation des contrats signés”, assure pourtant l’inspecteur-chef de service, Jules Alingete. Pourquoi la commission de revisitation continue de citer des contrats dont l’annulation avait déjà été annoncée ?
Selon Yves Kitumba, directeur de cabinet de la ministre d'Etat en charge de l'environnement, le rapport de revisitation, c'est le troisième rapport après celui de l'IGF et de la revue légale (financée par l’Union européenne), il a été fait à la demande du gouvernement pour s'assurer et comparer avec les précédents rapports. Ce proche collaborateur d’Eve Bazaiba explique que les méthodes d'enquêtes utilisées par l'IGF et la revue légale étaient différentes de celle de la commission de revisitation.
"Le gouvernement, au-delà du rapport de l'IGF et de la revue légale, a demandé qu'il puisse y avoir un troisième filtrage qui est cette commission de revisitation”, a-t-il ajouté. “C’est au niveau de résultats qu'il faut voir si définitivement il y a assez des différences ou pas. De notre point de vue, le travail à été mené, ce qui est légal restera légal, et ce qui est illégal restera illégal", a encore expliqué à ACTUALITE.CD Yves Kitumba
L’ancien ministre Claude Nyamubago est sans doute le plus concerné par ce rapport, puisqu’il a attribué 16 des contrats pour lesquels la commission demande une résiliation pure et simple. C’est aussi lui qui a attribué des contrats à Congo King Baisheng Forestry Development et à sa société sœur Congo Sunflower Forestry Development qui sont parmi les entreprises les plus critiquées du pays aujourd’hui. Il a refusé de répondre aux questions à ACTUALITE.CD et à ses partenaires.
D’autres anciens ministres sont également directement ou indirectement pointés du doigt par ces différents rapports notamment celui de l’IGF qui indexe Amy Ambatobe pour l’attribution en 2018 d’un contrat à la Compagnie forestière de transformation (CFT). Il avait été déjà à l’époque épinglé par Greenpeace et Global Witness pour l’attribution illégale de concessions forestières. Nous avons contacté Amy Amatobe pour avoir des précisions sur ce qui a été fait par son ministère en ce moment-là et les allégations relatives à l'attribution illégale des concessions forestières. L’ex ministre n'a pas donné suite à nos questions.
Après la publication du rapport de la commission de revisitation, la ministère de l’environnement avait donné 15 jours aux exploitants forestiers épinglés pour opérer des recours. Ce délai est aujourd’hui largement passé. Le ministère explique être encore en période de traitement des recours avant les conclusions définitives.
"Il y a une procédure contradictoire qui est engagée notamment pour ceux qui sont lésés, de procéder à des recours”, explique Yves Kitumba, directeur de cabinet de la ministre de l'environnement. “Après le traitement des recours, on aura le rapport définitif et des conclusions qui permettront à Madame ministre d'État de prendre des actes".
Sur le terrain, tous les acteurs rencontrés par ACTUALITE.CD et ses partenaires ont déploré la faiblesse du contrôle, le manque de moyens alloués à ceux qui sont chargés de le faire et la collusion entre les exploitants et les autorités provinciales et nationales. Même quand des irrégularités sont relevées, elles ne sont pas ou peu sanctionnées.
Pour Serge Bondo, coordonnateur de l’Observatoire de la gouvernance forestière, le problème se situe déjà dans les textes eux-mêmes qui régissent ce secteur. “Si vous faites la comparaison avec ce qui se passe dans d'autres pays du bassin du Congo, vous allez vous rendre compte que chez nous, certains exploitants préfèrent violer la loi et payer des amendes d'autant plus que ces amendes ne sont pas dissuasives”, estime-t-il. Il recommande donc de modifier le code forestier dans le sens de durcir le régime de sanctions.
Cet article fait partie d’une série d'enquêtes réalisée avec l’appui de Rainforest Journalism Fund, en partenariat avec Pulitzer Center.
Ivan Kasongo