C’est aux premières heures de la matinée de ce mardi 22 avril que l’annonce de la mort de l’écrivain congolais Valentin-Yves Mudimbe est tombée. Du haut de ses 83 ans, le philosophe a été prolifique dans sa carrière d’homme des Lettres au point de toucher différentes générations dont il a été la mémoire vivante, une bibliothèque en mouvement, un baobab géant qui porte si bien ce nom, à en croire les nombreuses réactions qui ont émaillé les réseaux sociaux.
Le décès est survenu dans la nuit de ce lundi 21 au mardi 22 avril, en Caroline du Nord, aux États-Unis. Pour l'instant, les causes de sa mort ne sont pas connues. Les écrivains congolais ont rendu les hommages les plus déférents à cette figure emblématique de la littérature congolaise et de la pensée africaine contemporaine. Certains se sont confiés à ACTUALITE.CD
“ Sa disparition n’est pas seulement celle d’un intellectuel d’envergure, mais celle d’un phare dont la lumière éclairait nos tentatives de dire le monde à partir de l’Afrique. Mudimbe, c’était plus qu’un nom ; c’était une voix lucide, parfois inconfortable, toujours nécessaire. Il savait interroger les évidences, traverser les frontières géographiques, philosophiques, spirituelles, et nous rappeler que l’émancipation commence par une réappropriation du sens. En tant qu’écrivain, je perds un maître de l’ombre, un éclaireur. Il restera cette conscience aiguë qui nous invite à penser sans béquilles, à écrire en creusant, à déconstruire pour mieux rebâtir. Sa mort m’ébranle. Mais son œuvre demeure immense, exigeante, profonde et féconde ”, indique l’écrivain Joyeux Ngoma à ACTUALITE.CD.
La vie intellectuelle de Mudimbe a été intrinsèquement liée à son exploration des identités africaines. Son parcours académique l'a conduit à une critique radicale des cadres de pensée occidentaux et à un effort constant pour déchiffrer les dynamiques complexes qui façonnent les identités sur le continent africain, en tenant compte de l'héritage colonial et des réalités contemporaines.
“ Figure majeure de la pensée africaine contemporaine, il a marqué de son empreinte les champs de la littérature, de la philosophie, de l'histoire et de l'anthropologie. Son travail rigoureux et novateur a profondément renouvelé notre compréhension des enjeux postcoloniaux et des dynamiques culturelles africaines”, affirme pour sa part, l’écrivain Godefroy Mwanabwato qui le considère comme le patriarche de la littérature congolaise.
Après ses études, Mudimbe devient professeur dans plusieurs universités prestigieuses, notamment aux États-Unis. C'est durant cette période qu'il développe une œuvre intellectuelle majeure, explorant en profondeur les complexités des identités africaines à travers le prisme de l'histoire, de la philosophie et des sciences sociales.
Son travail s'attaque frontalement à ce qu'il appelle la "bibliothèque coloniale" – l'ensemble des discours et des catégories de pensée occidentales qui ont servi à construire une image de l'Afrique souvent essentialisée, figée et subordonnée. Mudimbe met en lumière comment ces catégories, loin d'être neutres, ont façonné non seulement la perception occidentale de l'Afrique, mais aussi la manière dont les Africains eux-mêmes en sont venus à se comprendre.
Une oeuvre littéraire qui inspire
Parmi les œuvres majeures de Mudimbe, il y a “L'Invention de l'Afrique : Gnose africaine et ordre du discours” (1988), qui analyse la production occidentale du savoir sur le continent. Ses romans, tels que “Le Bel Immonde” (1976) et “L'Odeur du Père” (1982), explorent les réalités sociales et politiques du Congo post-indépendant et les questions d'identité.
“ En tant qu'écrivain, je reconnais l'immense contribution de Mudimbe à la littérature congolaise. Ses romans, tels que Le Bel Immonde et L'Odeur du père, témoignent d'une maîtrise narrative exceptionnelle et d'une exploration sans concession des complexités sociales et politiques de son pays. Son regard critique et sa langue riche ont ouvert de nouvelles voies pour l'expression littéraire africaine”, ajoute Godefroy Mwanabwato.
Son livre “The Idea of Africa” (1994) est une synthèse de sa pensée sur la construction intellectuelle de l'Afrique, et “Tales of Faith : Religion as political performance in central Africa” (1997) examine le rôle de la religion dans la politique. “Entre les eaux” (1973) est le premier roman de Mudimbe, il a aussi écrit des essais et des articles académiques qui ont contribué aux débats sur la culture, le langage et le pouvoir en Afrique.
“Je l'ai découvert pour la première fois lors de ma lecture de “Entre les eaux”, un livre qui m’a profondément marqué. L’odeur du père, empreinte d’une rare pureté et d’un intellectualisme accompli, m’a accompagné depuis mon enfance. Qu'il repose en paix. Comme on dit, les artistes ne meurent jamais ; ils vivent à travers leurs œuvres. Mudimbe était un génie, un véritable intellectuel, un philosophe et surtout un immense poète”, confie l’écrivain Christian Gombo.
Pour l’écrivain N’anza Tata, les écrits de Mudimbe sont des territoires à part entière, ses poèmes des récits vers le retour à l’essentiel au lieu de n'être que des jeux de langage.
“ V.Y. Mudimbe, à travers ses poèmes, n’écrit pas seulement la réalité du Zaïre, mais celle de l’homme dépossédé, l’homme qui tente de se retrouver dans un espace mouvant et incertain. Ses poèmes sont des territoires de l’entre-deux, des frontières frangées de questions sans fin, où la parole cherche à se réapproprier les fragments d’une identité éclatée. Ce n’est pas un simple acte poétique : c’est un acte de déconstruction, un travail de démolition des récits imposés, un retour à l’essentiel. Mudimbe, avec la précision d’un chirurgien, disloque les certitudes et construit, sous nos yeux, une poésie fragile mais puissante, où chaque vers est une tentative de bâtir sur les ruines du passé”, a-t-il écrit.
V.Y Mudimbe : dans l’univers d’un vétéran
Valentin-Yves Mudimbe est né en 1941 dans la région du Kasaï à l’époque du Congo belge. Son parcours initial est marqué par une formation intellectuelle riche et variée. Il étudie la philosophie et la littérature à Lovanium (actuelle Université de Kinshasa) et poursuit ses études supérieures en France et en Belgique, obtenant des doctorats en lettres et philosophie. Cette immersion dans les traditions intellectuelles occidentales va façonner son regard critique sur la manière dont l'Afrique est pensée et représentée.
Dans son exploration des identités africaines, Mudimbe refuse toute essentialisation. Il montre que les identités ne sont pas des entités fixes et homogènes, mais plutôt des constructions dynamiques, constamment négociées et renégociées dans des contextes historiques, sociaux et culturels spécifiques. Il insiste sur la pluralité des expériences africaines et la nécessité de déconstruire les catégories binaires et simplistes (comme "tradition" versus "modernité") qui ont longtemps dominé le discours sur l'Afrique.
Son approche est profondément marquée par une conscience de l'impact du colonialisme sur la formation des identités africaines contemporaines. Il analyse comment les structures coloniales ont imposé de nouvelles catégories, redéfini les appartenances et engendré des tensions et des hybridations culturelles.
Mudimbe ne se contente pas de déconstruire. Il cherche également à ouvrir des espaces pour penser l'Afrique "de l'intérieur", en s'appuyant sur les ressources intellectuelles et culturelles africaines elles-mêmes. Son travail est une invitation à une épistémologie plurielle, capable de rendre compte de la richesse et de la complexité des expériences africaines sans les réduire à des grilles de lecture occidentales préétablies.
En 1979, comme beaucoup d’écrivains zaïrois, il prend le chemin de l’exil, qui le conduit à travers plusieurs pays d’Afrique et d’Europe occidentale. Finalement, l’auteur de L’Invention de l’Afrique s’installe aux États-Unis, où il enseignera dans plusieurs universités prestigieuses, notamment à la Duke University et à l’université Stanford.
Kuzamba Mbuangu