C’est une histoire sans fin. Celle d’une collaboration qui refuse de mourir malgré les remous qu’elle a créés. Celle d’une entreprise sous le coup d’une enquête pour corruption et qui continue d’opérer, comme si de rien n’était.
D’après des témoignages et des documents exclusifs recueillis par Actualite.cd et ses partenaires Lighthouse Reports, le Soir et De Standaard, une filiale de l'entreprise Semlex, à l’origine « Passeport Gate », visée depuis 2017 par une enquête du parquet fédéral belge pour corruption, imprime toujours les passeports congolais. Une situation provisoire… qui dure depuis 4 ans et qui pourrait rapporter à l’entreprise belge plusieurs millions de dollars par an.
Une situation d’autant plus incompréhensible que le ministère des Affaires étrangères a choisi en décembre 2022 et pour une période de cinq ans une nouvelle entreprise, la firme allemande Dermalog, pour imprimer les passeports, au terme d'une procédure d’appel d'offres, pour un montant de 48 millions de dollars.
“Ce n’est pas légal parce que le premier contrat est arrivé à son terme et qu’un autre fournisseur a été recruté conformément aux procédures”, explique Valéry Madianga, coordonnateur du Centre de recherche en finances publiques et développement local (CREFDL). “Mais ce fournisseur est empêché de fournir ce service et l’Etat congolais pourrait même être poursuivi pour non exécution du contrat”.
Grand dessein
C’est en juin 2015 que le ministère des Affaires étrangères choisit l’entreprise Semlex pour imprimer les passeports congolais « pour une durée de cinq ans ». Le contrat est signé de gré à gré.
Son patron, Albert Karaziwan, possède de longue date de bons réseaux à Kinshasa. Il rêve d’un nouveau contrat sur le sol congolais, lui dont la société a déjà été choisie en 2009 pour imprimer les permis de conduire.
Le contrat passeport signe son retour au Congo. Montant de l’investissement prévu par Semlex ? 222 millions de dollars. Il s’agit d’une somme d’argent conséquente pour cette entreprise familiale, dont les documents d’identité ont été livrés à près d’une dizaine de pays africains..
A l’époque, Semlex travaille déjà avec un imprimeur en Lituanie Garsu Pasaulis pour l’impression de ces documents sécurisés. “Cette imprimerie moderne et sécurisée a reçu les certifications”, explique même l’une de ses brochures datées de l’an dernier.
Quoi qu’il en soit, l’entreprise répercute le montant d’investissements sur le prix de vente du passeport, qui s’envole pour atteindre 185 $.
Deux tiers des revenus générés par la vente du passeport reviennent à Semlex. Le reste à l'État. En échange, l’entreprise s’engage, à la fin du contrat, à livrer aux autorités congolaises l’intégralité de l’infrastructure qu’elle aura mise en place. À compter de l’année 2020 ou au plus tard 2021, la RDC aurait dû être en mesure de fabriquer elle-même ses passeports, sans passer par un prestataire.
Passeport gate
En avril 2017, l’agence de presse Reuters révèle que le deal prévoit en fait qu’un tiers du prix de chaque passeport soit reversé auprès d’une société nouvellement créée aux Emirats arabes unis (UAE) LRPS Ltd dont l’unique actionnaire serait l’une des sœurs du président Joseph Kabila.
Ces informations sont confirmées par une source au fait de l'exécution du contrat, auprès d’Actualite.cd et de Lighthouse Reports. Dans la foulée des révélations, le parquet fédéral belge ouvre une enquête. Elle est toujours en cours, assure ce dernier à Actualite.cd et à ses partenaires. D’après plusieurs sources, elle approche même de son épilogue avec le règlement de la procédure en vue.
En mai 2020, trois associations et une cinquantaine de citoyens congolais se joignent à la procédure. « On veut que les congolais puissent avoir gain de cause et récupérer ce qu’on leur a pris », précise Jean-Claude Mputu de la coalition le Congo n’est pas à vendre (CNPAV), l’un des instigateurs de cette plainte.
Contactés par nos soins, les avocats de la Ligue des droits humains, de la Fédération internationale des droits humains, du Réseau panafricain de lutte contre la corruption et de cette cinquantaine de citoyens congolais expliquent que “les parties civiles espèrent que cette affaire judiciaire puisse être rapidement fixée devant la chambre du conseil pour le règlement de la procédure afin que ce dossier de corruption impliquant une entreprise belge soit renvoyé devant le tribunal correctionnel afin d’y être jugé sur le fond”, répondent Mes Véronique van der Plancke et Alexis Deswaef.
Nouveau contrat
En dépit du scandale, le contrat qui lie Semlex aux autorités congolaises va à son terme. Le 20 octobre 2020, le ministère des affaires étrangères signe même un nouveau contrat avec la société Locosem, une filiale de l’entreprise Semlex pour une durée de 12 mois, toujours pour la fourniture des passeports. « Il est évident que le Gouvernement de la République démocratique du Congo se trouve dans l'incapacité d'assurer seul, la production des passeports électroniques et biométriques après le processus de transfert de l'infrastructure, du savoir-faire et des données techniques du contrat échu, avec comme conséquence la rupture de la production des passeports électroniques et biométriques », est-il écrit dans ce document de huit pages qu’Actualite.cd, Lighthouse Reports et leurs partenaires ont pu consulter.
L’accord est conclu « en attendant la passation d'un marché par appel d'offres pour la production d'un nouveau type de passeport » pour « répondre aux besoins pressants de la population quant à ce document de voyage ».
Cette solution va à l’encontre de la volonté de la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Marie Tumba Nzeza. Dans une lettre adressée au président de la République, Félix-Antoine Tshisekedi, cette dernière estimait à l’époque qu’un « arrangement provisoire ne dépassant pas six mois » devait être conclu.
Qui sont les actionnaires de Locosem?
L’entreprise contractante, Locosem, est une société de droit congolais créée en 2015. Selon les documents de l’enquête Congo Hold-up obtenus par la Plateforme de protection des lanceurs d’Alerte en Afrique (PPLAAF) et Mediapart, Locosem agissait au moins depuis janvier 2016 comme “représentant de Semlex” au Congo. Elle avait la signature sur les comptes séquestres gérés par Semlex avec l’Etat congolais et s’occupait également d’obtenir les relevés du nombre de passeports payés.
Parmi ses actionnaires à l’époque, on retrouve quatre sociétés toutes représentées au Congo par Albert Karaziwan, le président et fondateur de Semlex. Semlex Europe et Semlex World en détenaient 90%, quant à l’imprimeur lituanien de Semlex, Garsu Pasaulis Ltd, 5%. LRPS Ltd, la société soupçonnée d’appartenir à la famille Kabila, détenait les 5 derniers pourcents. Cette dernière n’existe plus aujourd’hui.
Aucun de nos interlocuteurs n’a été en mesure de nous confirmer l’actionnariat actuel de Locosem. “On ne connaît pas tous les bénéficiaires finaux de Locosem et vu le passif de Semlex, on ne peut que redouter qu’il y ait parmi eux des personnalités politiquement exposées”, dénonce Jean-Claude Mputu, porte-parole de la plateforme anti-corruption CNPAV.
Pour ce contrat, le prix du passeport est revu à la baisse : il ne coûte plus que 99$. L’entreprise belge empoche 49$, prévoit le contrat. Face à la polémique provoquée par le « Passeport Gate », l’accord prévoit la mise en place d’un « comité de suivi et de l'évaluation de l'exécution du projet ».
Le provisoire continue
Prévu pour s’achever en octobre 2021, cet accord, présenté comme provisoire, est pourtant prorogé une première fois, d’après un avenant obtenu par Actualite.cd et Lighthouse Reports, afin de « garantir la continuité de la production des passeports et le maintien de l'infrastructure en condition optimale de production et de livraison en attendant l'aboutissement de l'appel d'offres en vue de la signature d'un nouveau contrat ».
Dans ce document, daté de novembre 2021, le ministère des Affaires étrangères congolais commande la livraison de « 160 000 carnets de passeports ». Cette fois-ci, uniquement 40$ reviennent à Semlex - au lieu de 49$ prévu précédemment, sur la vente de chaque passeport « en vue de lui permettre de récupérer son préfinancement majoré de sa marge bénéficiaire ». Soit un chiffre d'affaires de plus de 6 millions de dollars à l’année.
Bonnes affaires
Mais les bonnes affaires de Semlex ne s’arrêteraient pas là. En juin 2023, une lettre du ministère des Affaires étrangères, jamais révélée, et que nous avons pu consulter, prouve que l’entreprise belge est toujours le fournisseur attitré des autorités congolaises… bien qu’un nouveau prestataire ait été choisi entre-temps au terme d’une procédure d’appel d'offres.
La missive de juin 2023 mentionne cette fois l’impression de 155 000 passeports, à la demande du ministère des affaires étrangères, pour « assurer la continuité de la fourniture des passeports » et jusqu’à la « date de début de la production de ces documents de voyage par le nouvel attributaire Dermalog ». L’entreprise allemande, spécialisée elle aussi dans l’impression de documents sécurisés et dans la biométrie, a annoncé quelques mois plus tôt avoir signé un contrat de 48 millions de dollars avec l’État congolais.
En novembre 2023, une autre lettre, encore une fois adressée par le ministère des Affaires étrangères à l’entreprise belge, fait référence à plusieurs « arrangements consensuellement négociés jusqu'au 30 octobre 2023 » entre l'État congolais et l’entreprise belge pour la fourniture des passeports.
Quid du contrat Dermalog?
Depuis, rien n’aurait changé. Trois sources au fait de la négociation du nouveau contrat passeport assurent que l’entreprise belge continue d’imprimer les passeports congolais. Semlex, via sa filliale Locosem, aurait même commandé 200 000 nouveaux carnets, assurent deux d’entre elles pour répondre aux demandes du ministère des Affaires étrangères congolais.
« Notre contrat est toujours valide et attend d'être exécuté. Notre matériel est sur place depuis le printemps », assure de son côté l’entreprise Dermalog, censée être la dépositaire du contrat, « nous avons aussi acheminé 40 000 carnets ».
Contactés par Actualite.cd et ses partenaires, ni Locosem, ni le ministère des Affaires étrangères n’ont donné suite à nos demandes d’interview.
Des ambassadeurs ont expliqué à Actualité.cd avoir entendu parler de l’organisation prochaine d’une “formation Dermalog”, mais ne pas en savoir plus.