Mardi 14 décembre 2021, la rumba congolaise a été officiellement inscrite sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO, cinq ans après la cubaine. Cette personnalité juridique, qui vise à protéger les héritages culturels menacés, fait ainsi de la Rumba le troisième patrimoine culturel d’Afrique centrale à y être inscrit, après les chants polyphoniques des pygmées Aka de Centrafrique en 2008 et le tambour du Burundi en 2014.
Ce jour là, au panthéon musical des deux rives du fleuve Congo, les figures tutélaires de la Rumba, à l’instar des Papa Wemba, Grand Kallé, Wendo, Tabu Ley Rochereau, Franklin Boukaka et autres Pamelo Mounka se sont réjouis : « Alléluia ! », « Enfin ! », « Quelle belle victoire ! » Les réseaux sociaux ont immédiatement débordé d’enthousiasme. Cette inscription a été saluée non seulement comme une consécration symbolique, mais aussi comme un appel à la responsabilité collective, celui de faire vivre et prospérer un art profondément enraciné dans l’identité congolaise.
La nouvelle de l’inscription par l’Unesco de la rumba au patrimoine culturel immatériel de l’humanité a fait réagir au-delà des frontières. A’Salfo, chanteur ivoirien du célèbre groupe Magic System, avait alors salué « la consécration d’une musique intergénérationnelle qui a su donner à l’Afrique toute la quintessence des sonorités des bords du fleuve Congo ».
Un élan de fierté… mais un avenir incertain
Quatre après son inscription au panthéon du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, la rumba congolaise suscite autant de fierté que d’inquiétude. Cette reconnaissance historique relève une question fondamentale : la rumba connaît-elle aujourd’hui un renouveau… ou vit-elle une lente érosion dans son propre berceau ?
Si la rumba reste présente dans les discours officiels et les célébrations symboliques, elle peine aujourd’hui à s’imposer dans les pratiques musicales de la jeunesse.
« Je ne peux pas faire de la rumba, ça ne parle plus à notre génération », affirme Sandra, jeune artiste émergente à Kinshasa.
Richard, 66 ans, mélomane passionné, se souvient avec émotion des soirées passées à danser avec son père sur les airs de Grand Kallé et de Tabu Ley.
Il exprime avec amertume son regard sur la situation actuelle.
« C’est triste de constater que la rumba, cette musique qui a fait rayonner le Congo à travers le monde, est aujourd’hui délaissée par les jeunes. On dirait qu’on sacrifie notre identité musicale sur l’autel de la tendance. Il est temps que les écoles de musique, les institutions culturelles et les artistes eux-mêmes s’investissent sérieusement dans la transmission », dit-il.
Ilias, un autre mélomane nuance.
« Je comprends le constat, mais on ne peut pas forcer les artistes à rester figés dans un style. L’Afro pop, c’est aussi une forme d’évolution. On peut aimer la rumba et vouloir créer autre chose. Peut-être que la solution est de moderniser la rumba sans trahir son essence, pour qu’elle parle aux jeunes d’aujourd’hui ».
Entre rap, RnB et afro pop — souvent désignée sous le terme d’« Afro Congo » —, les jeunes artistes congolais s’en détournent de plus en plus. Inoss’B, Gaz Mawete ou encore les MPR incarnent cette nouvelle génération qui puise davantage dans les sonorités urbaines que dans les rythmes chaloupés de la rumba.
Même des figures majeures comme Fally Ipupa ou Ferré Gola, pourtant considérées comme les héritiers naturels des Franco, Rochereau ou Wemba, explorent des univers hybrides. L’album Tokooos de Fally, par exemple, s’éloigne résolument de la rumba traditionnelle au profit d’un style afro-urbain mondialisé. Koffi Olomidé lui-même, autre gardien du temple, n’échappe pas à cette tendance.
Pour Jean Goubald Kalala, artiste musicien congolais, cette hybridation n’est pas une menace mais une ouverture. « L’Afro pop ne doit être qu’un métissage parmi tant d’autres des productions de la créativité humaine. Aujourd’hui on pense la transversalité dans presque tous les domaines du cogito ».
Et maintenant ?
À l’inverse de sa cousine congolaise, la rumba cubaine, également inscrite au patrimoine de l’UNESCO, poursuit sa route avec assurance. Elle est enseignée, protégée, elle reste vivante et transmise à travers les générations dans son format originel. Elle s’exporte sans se diluer.
Pour Jean Goubald Kalala, le problème dépasse le simple talent.
« Le pays regorge d’artistes brillants, mais il faut que les intelligences s’impliquent. Il nous faut des musiciens avec une vraie compréhension scientifique de la musique, capables de briser la monotonie qui mine nos productions », explique-t-il.
Le contraste avec la rumba cubaine est frappant : pendant que celle-ci renforce ses fondations, la rumba congolaise risque de se dissoudre dans la mondialisation musicale. L’inscription à l’UNESCO, bien que prestigieuse, ne suffit pas. Sans stratégie claire de transmission, sans politique culturelle ambitieuse et sans investissement structurel, elle demeure un titre… vide de sens.
« Préserver la rumba congolaise, c’est repenser nos harmonies, nos rythmes, nos mélodies, mais aussi la portée des messages que nous véhiculons à travers nos chansons », conclut Jean Goubald.
Ce regard critique est renforcé par l’analyse d’un chercheur en musique, qui a requis l’anonymat.
« Ce texte met le doigt sur un paradoxe très congolais : on célèbre la rumba comme patrimoine mondial, mais on n’investit pas assez dans sa pérennité », explique-t-il.
Pour lui, la comparaison avec la rumba cubaine est pertinente. Car, là-bas, « la musique est intégrée dans l’éducation, les politiques publiques et l’industrie culturelle. En RDC, il manque une vision claire et un vrai plan d’action pour valoriser durablement cet héritage », a-t-il ajouté.
La rumba : musique d'identité, de résistance et de résilience
L’histoire de la Rumba congolaise s’écrit entre Kinshasa et Brazzaville. Cette musique a voyagé, s’est métissée au contact des Caraïbes, et s’est enracinée sur les rives du fleuve Congo. Elle titre ses origines dans des pratiques ancestrales, notamment à la danse Nkumba du royaume Kongo, qui signifie « nombril » en référence à cette chorégraphie où l’homme et la femme dansaient ventre contre ventre.
Au XIXe siècle, la rumba réapparaît à Cuba, nourrie par les percussions des esclaves originaires d’Afrique centrale, mêlées aux influences mélodiques espagnoles. Ce va-et-vient entre les deux rives de l’Atlantique a façonné une musique métissée, qui finira par revenir en Afrique, enrichie d’éléments caribéens et latins.
Avec la traite négrière, les Africains ont emmené dans les Amériques leur culture et leur musique. Ils ont fabriqué leurs instruments, rudimentaires au début, plus sophistiqués ensuite, pour donner naissance au jazz au nord, à la rumba au sud. Avant que cette musique ne soit ramenée en Afrique autour du Pool Malebo, la boucle du fleuve Congo par les commerçants grecs et européens, avec disques et guitares. Et dans leur carton, le premier tube congolais, « Marie Louise », signé Antoine Wendo Kolosoy (1925-2008), alors jeune mécanicien sur les bateaux et publié en 1948 par les éditions Ngoma. À cette époque, cette partie du continent africain se distinguait par le fait que la musique n’était pas seulement réservée aux griots ou lignées de musiciens. Tout le monde avait donc le droit de chanter, de jouer d’un instrument.
La rumba dans sa version moderne a une centaine d’années. Sa rythmique très particulière est basée sur l’ostinato, c’est-à-dire des phrases qui tournent en boucle. Avec deux instruments de base : la guitare et la basse. La philosophie de la rumba congolaise repose sur ce passage des polyrythmies, autour des tambours et des percussions, vers la guitare et la basse.
Grand Kallé et les mutations fondatrices de la rumba congolaise
Bien au-delà des frontières des deux Congos, la rumba congolaise s’est imposée comme une musique emblématique du continent africain, notamment dans le contexte bouillonnant des luttes pour les indépendances. Elle atteint son apogée à cette période charnière grâce à une figure majeure : Joseph Kabaselé Tshamala, plus connu sous le nom de Grand Kallé (1930-1983), fondateur du mythique groupe African Jazz.
Véritable architecte de la modernisation musicale congolaise, Grand Kallé a été l’un des premiers à établir un lien fort entre les musiques africaines et les sonorités afro-diasporiques. Il a su inscrire la rumba dans une dynamique de renouveau, en initiant, avec Tabu Ley Rochereau, un travail musical collectif qui marque la naissance des grands orchestres — une tradition qui s’étendra ensuite à travers toute l’Afrique.
Sa rumba, désormais portée par des mélodies plus lentes et une touche mélancolique, s’imprègne profondément du quotidien congolais. Les textes en lingala parlent d’amour, de luttes sociales, de ruptures, de rêves, d’injustices… Bref, de la vraie vie. Cette profondeur émotionnelle résonne avec le climat politique de l’époque, où la musique devient un miroir de la société.
Homme instruit et stratège, Grand Kallé ne se contente pas de créer : il structure. Il fonde son propre label, donnant aux artistes une plateforme d’expression autonome, et milite pour une reconnaissance institutionnelle de la musique. Il convainc ainsi les autorités de l’époque d’appuyer ce secteur, jetant les bases d’un écosystème culturel encore en gestation.
"Indépendance Cha Cha", l’hymne de la décolonisation
Déjà un phénomène musical au Congo et en Afrique, la rumba congolaise, en 1960, devient un symbole de la décolonisation. Le 30 juin 1960, l’indépendance du Congo belge est déclarée - Il deviendra le Zaïre en 1971, puis la République démocratique du Congo en 1997 - et le 15 août 1960 : l'indépendance de l’ex-Congo français est proclamée, il devient la République du Congo.
Au moment même de la déclaration de l’indépendance du Congo belge, à Bruxelles où se déroulent les négociations, Grand Kallé compose avec son groupe African Jazz un morceau qui va marquer l’histoire : "Indépendance cha cha".
Les paroles en lingala de cette rumba vibrant d’espoir résonnent alors partout au Congo et à travers l’Afrique : « Nous avons obtenu l'indépendance. Nous voici enfin libres. À la Table ronde nous avons gagné. Vive l'indépendance que nous avons gagnée », dit le refrain.
Ancien élève de Kasavubu, Grand Kallé a réussi à entraîner dans son sillage un certain Manu Dibango. Ce soir du 30 juin 1960, tous les acteurs principaux de la Conférence sont cités dans la chanson. C’est le début même du "Libanga", une tradition qui consiste à mentionner des personnalités dans les chansons et qui perdure encore aujourd’hui. Cette pratique avait d’ailleurs déjà commencé avec le titre "Table ronde", autre hymne des indépendances saluant les négociateurs belges.
Dans ce moment décisif de l’histoire congolaise, loin de son allure romantique et de ses paroles langoureuses des débuts, la rumba apparaît définitivement comme une musique qui capable d’accompagner les mutations de la société congolaise. Et en dépit de toutes les turbulences, la guerre froide entre les États-Unis et la Russie, l’assassinat de Patrice Lumumba, l’arrivée au pouvoir de Mobutu, les métissages sonores autour de la rumba n’ont jamais cessé.
En 1974, lors du célèbre combat de boxe à Kinshasa entre George Foreman et Mohamed Ali, des musiciens américains comme James Brown et Etta James ont partagé la scène avec les groupes phares du Congo dont Franco et l’OK Jazz ou encore Zaïko Langa Langa, grâce à la vision de Grand Kallé qui a formé un pléthore d’artistes pour prendre la relève et faire rayonner pour toujours la rumba.
Franco, Sam Mangwana, Papa Wemba, Koffi Olomidé et le Quartier Latin international, Werrason, Fally Ipupa, Ferré Gola, Héritier Watanabe et bien d’autres. La Rumba s’exprime aussi au féminin avec des voix incontournables telles que Mbilia Belle, M’Pongo Love, Abeti Masikini, Cindy Le Coeur.
Ainsi, depuis près d’un siècle, la Rumba moderne traverse les générations et et s’impose comme un patrimoine culturel pour le monde.
La rumba et la SAPE, deux sœurs siamoises
La rumba congolaise ne se limite pas à une simple expression musicale : elle a aussi façonné un art de vivre, incarné par un mouvement emblématique né dans les années 1960, la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes). Ce courant culturel, fondé sur l’élégance vestimentaire et l’attitude raffinée, s’est imposé comme un véritable phénomène de société, étroitement lié à l’essor de la rumba.
Parmi ses figures les plus célèbres, Papa Wemba se distingue à la fois comme star de la rumba et véritable icône de la SAPE. Il imposera le style sapeur comme un prolongement artistique de son identité musicale, influençant toute une génération. Très vite, des groupes phares comme Zaïko Langa Langa ou Viva La Musica deviennent la bande-son incontournable de cette esthétique flamboyante.
Mais au-delà du style, la SAPE porte aussi un message politique et identitaire. Dans des contextes marqués par les crises, s’habiller avec raffinement devient un acte de résistance, une manière d’affirmer sa dignité et son individualité.
Aujourd’hui encore, les liens entre rumba et SAPE restent vivants. La preuve en est la chanson "Sapés comme jamais" de Gims, sortie en 2015, qui rend hommage à cette tradition. À travers ses paroles et son esthétique visuelle, l’artiste franco-congolais réactualise cette culture vestimentaire et musicale née au cœur des deux Congo.
La rumba et la SAPE forment ainsi un duo indissociable, miroir des aspirations, des luttes et du raffinement d’un peuple, et participent ensemble à l’histoire culturelle de l’Afrique.
James Mutuba