Par Eric Twahirwa et Laetitia Savali Kavira
Le marché du mobilier haut de gamme du Rwanda dépend fortement du bois importé de la République démocratique du Congo (RDC), particulièrement prisé pour sa solidité, sa qualité et sa longévité.
À Kigali, le fabricant de meubles Nsengimana Jean Maurice affirme que les bois durs congolais comme le Libuyu, le Muvura, le Koand et l'Afromosia peuvent durer plus d’un siècle. « Même après 100 ans, il reste intact contrairement au bois rwandais », dit-il.
Mais derrière les chaises élégantes et les armoires raffinées se cache une chaîne d’approvisionnement opaque, marquée par des transactions informelles, une application laxiste des lois et une dégradation environnementale dans les forêts ravagées par la guerre de la RDC.
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Exploitation forestière illégale en RDC
Dans l’est de la RDC, d’où provient ce bois, l’exploitation forestière est illégale ou non réglementée. Dans les territoires de Beni et Lubero, au Nord-Kivu, elle est principalement artisanale. Après l’effondrement de grands exploitants comme Enzymes Raffiners Association (ENRA), les petits bûcherons, qu’ils soient agréés ou non, fournissent désormais l’essentiel du bois destiné aux marchés locaux et à l’exportation.
Ces bûcherons travaillent souvent dans des zones reculées sous le contrôle de groupes armés, notamment les Forces démocratiques alliées (ADF). Dans des régions comme Cantine, Eringeti, Kainama, Manguredjipa et Kasugho, l’extraction du bois est étroitement liée aux opérations des milices, avec des taxes et des pots-de-vin versés aux chefs de guerre plutôt qu’à l’État.
Selon Salumu Mawaya, président d’une coopérative locale de fournisseurs de planches, l’exploitation artisanale est devenue la norme :« Seules les opérations artisanales subsistent ici, mais la plupart des zones sont instables ou sous l’influence d’acteurs armés. »
Des bois chargés de planches dans le parc à bois de Kambo/Kasindi en RDC. Photo Djires Baloki
Bien que plus de 100 permis artisanaux aient été délivrés depuis 2021, l’absence de zones de coupe clairement délimitées a conduit à une exploitation incontrôlée, souvent dans des zones protégées comme les parcs nationaux de Virunga et de Kahuzi-Biega. Le bois est acheminé via des routes comme le poste-frontière de Kasindi, Watalinga et Bunagana, devenant un corridor majeur pour l’exportation vers le Rwanda.
L’arrivée du bois au Rwanda
Une fois la frontière franchie, les bois durs congolais sont transformés en meubles haut de gamme dans l’industrie du bois en pleine expansion du Rwanda. Des ateliers comme Isubyo House of Art, Wood Habitat et Inwood Rwanda dépendent de ces importations pour répondre aux exigences de qualité. Le Rwanda importe chaque année entre 300 000 et 500 000 m³ de bois de la RDC. Entre 2018 et 2020, plus de 1,44 million de kg d’acajou tropical ont été enregistrés dans les importations officielles.
Bois stocké dans le district de Musanze, province du Nord du Rwanda, en attente d’utilisation
Les espèces clés comme le Libuyu (Liboyo), le Muvura, le Koand et l'Afromosia sont particulièrement recherchées. Ces bois durs sont essentiels pour le mobilier haut de gamme et la construction, avec le Libuyu vendu à environ 775 USD/m³ et le Muvura à 691 USD/m³.
Le marché est lucratif. Une seule planche de bois congolais se vend entre 180 000 et 200 000 RWF, soit environ 150 à 167 USD, plus des taxes d’environ 21 000 RWF (17 USD). Une fois transformées en meubles, ces pièces atteignent 10 à 15 fois le prix des alternatives locales. Cependant, ce boom a un coût : une grande partie du bois arrive par des canaux informels ou illégaux, brouillant la frontière entre commerce légitime et trafic.
Le transporteur Bizimana Mohamed explique à quel point le processus est poreux : « Il n’existe aucun système permettant de distinguer le bois légal du bois illégal. Une fois à la frontière, il suffit de payer les taxes. »
Pour éviter des tarifs plus élevés ou un contrôle accru, certains commerçants acheminent le bois via l’Ouganda ou paient des frais informels. La frontière RDC-Rwanda, avec plus de 150 points de passage informels, rend l’application des lois presque impossible. https://public.flourish.studio/visualisation/23344653/
Une réglementation minimale
Malgré ses engagements environnementaux, le Rwanda exerce peu de contrôle sur les importations de bois. Selon le ministre du Commerce Prudence Sebahizi, aucun document spécifique n’est requis pour importer du bois. Cette souplesse permet aux commerçants, en particulier les grands opérateurs, de contourner les contrôles, sapant les objectifs de conservation et favorisant l’exploitation des écosystèmes fragiles du Congo.
Réglementation et commerce du bois au Rwanda
« Nous avons trois institutions responsables des normes de qualité : le Rwanda Standards Board (RSB), l’Inspectorat du Rwanda pour la Concurrence et la Protection des Consommateurs (RICA) et l’Autorité Rwandaise des Aliments et Médicaments (RFDA). Auparavant, tous les importateurs devaient obtenir une autorisation, mais nous avons jugé cela inutile pour les marchandises ne présentant pas de risques sanitaires. Actuellement, les permis ne s’appliquent qu’aux médicaments et aux produits alimentaires », a-t-il déclaré lors d’une interview.
Même si certains commerçants et ateliers commencent à adopter des pratiques d’approvisionnement durables, l’exploitation forestière illégale persiste. François Nkurunziza, entrepreneur en construction basé à Kigali, reconnaît la présence de bois immature et récolté illégalement sur les marchés locaux. « La sensibilisation progresse », dit-il, « mais le marché est encore rempli de ce bois. »
Les meubles fabriqués à partir du bois de la RDC ont tendance à être plus cher que les importations en provenance d’autres pays du Rwanda
Le fabricant de meubles Uwihanganye Emmanuel note que « le bois congolais est distribué à travers le Rwanda, atteignant Rubavu, Musanze et Kigali, mais il devient de plus en plus rare. »
Jean Pierre Ntirenganya, directeur d’un grand marché du bois dans le district de Musanze, souligne l’équilibre délicat entre conservation et commerce. « Le bois du Congo est très demandé et souvent épuisé, nous sommes donc contraints d’acheter auprès de grands commerçants à Kigali ou Rubavu. »
« En matière de conservation des forêts, nous collaborons avec le gouvernement et conseillons les vendeurs et le public d’éviter la déforestation. Pourtant, des arbres immatures sont toujours abattus, ce qui entraîne des produits de mauvaise qualité. Nos moyens de subsistance dépendent des arbres, nous devons donc en planter davantage et éviter de les détruire », ajoute-t-il.
Photo d’arbres immatures récoltés dans le district de Gicumbi/ Province du Nord du Rwanda
Un commerce alimenté par les conflits
Selon Mugaruka Katsibwami Moïse, responsable du bureau de gestion forestière du Nord-Kivu, le bois circule depuis la RDC via un réseau peu contrôlé de bûcherons agréés, d’intermédiaires et de trafiquants. Les exploitants exportateurs financent souvent de plus petits opérateurs, couvrant les coûts d’acquisition et de transport du bois. Les intermédiaires comblent le fossé entre les fournisseurs forestiers et les acheteurs à grande échelle en Ouganda et au Rwanda.
Le commerce du bois est non seulement lucratif, mais aussi politiquement et militairement sensible. Fataki Baloti, coordinateur de l’organisation Synergie des actions pour protéger les écosystèmes en faveur du développement intégral du Congo (SAPEDIC) et conseiller de la coordination de la société civile de Butembo, affirme que l’exploitation forestière illégale, notamment dans les parcs nationaux, est menée par des soldats congolais et ougandais :
« Le bois illégal provient des réserves naturelles, en particulier du Parc National des Virunga, et est exporté vers le Rwanda et l’Ouganda. Les acteurs militaires, qui ignorent les lois environnementales, sont au cœur de cette activité illégale, entraînant une déforestation massive et la destruction des espèces ligneuses. »
Ces préoccupations sont partagées par Raymond Buralike, président du groupe de la société civile du territoire de Kabare, au Sud-Kivu. Il accuse des figures influentes, y compris des politiciens, de faciliter l’exploitation forestière illégale dans le Parc National de Kahuzi-Biega (PNKB). « L’exploitation forestière au Congo est souvent illégale, surtout dans les zones protégées comme le PNKB. Elle se poursuit sous la couverture d’individus puissants utilisant la tromperie. »
Un scieur de bois au travail à Komba, le long de la route Butembo-Manguredjipa. Photo Djires Baloki
Conséquences environnementales
L’impact environnemental est dévastateur. L’exploitation forestière dans les zones protégées est rampante. Dans le Parc National de Kahuzi-Biega, la coupe de bois s’est intensifiée après 1996 et a explosé après 2004, notamment pour les espèces de bois rouge. Le bois extrait du parc est acheminé vers le port de Kasheke, puis expédié à Goma, avant d’être transporté au Rwanda.
Les groupes de la société civile locale signalent une complicité généralisée, des soldats aux politiciens, facilitant le trafic de bois en provenance des parcs nationaux et des réserves naturelles.
Selon un article de décembre 2024 de Gorilla FM, les trafiquants opèrent dans Kajuchu, Muhini, Kaliba, Cofi et Kasheke. De même, le ministre de l’Environnement du Sud-Kivu, Didier Kabi, a confirmé que des camions et motos transportaient du bois depuis le parc jusqu’au port de Kasheke.
Dans Kalonge et Walikale, des concessionnaires étrangers ont été impliqués dans des opérations de coupe nocturnes, avec du bois contrebande via des corridors comme Bukavu–Nyangezi–Kamanyola et Itombwe–Shangugu.
À Cibinda, un village du territoire de Kabare, CIMPE Mwinyi, un habitant, raconte que l’exploitation forestière a commencé en 1996, poussée par des réfugiés rwandais. Depuis, la pratique s’est intensifiée.
Le village de Kathambi, dans le territoire de Lubero, sur la route Butembo-Manguredjipa. Photo Djires Baloki
Malgré son statut de site du patrimoine mondial de l’UNESCO, le Parc National de Kahuzi-Biega est dépouillé de sa couverture forestière pour répondre à la demande régionale en bois, une demande qui finit de plus en plus dans les ateliers et salles d’exposition rwandais.
Vers des solutions durables ?
Certaines entreprises de meubles rwandaises, comme Wood Habitat, commencent à explorer des pratiques d’approvisionnement durables et visent à être entièrement durables d’ici 2025. Mais ces efforts restent l’exception plutôt que la règle.
Cet article a été soutenu par InfoNile en partenariat avec Global Forest Watch.