RDC : “Quand on écoute ce que les artistes proposent actuellement et ce qu'on vit, on a l'impression qu'il y a vraiment un écart” (Jenny Paria, artiste slameur)

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Jenny Paria

Dans la sphère du slam congolais, notamment à l'Est du pays, le nom de Jenny Paria Nzego est devenu incontournable depuis plusieurs années. Bien qu'encore jeune, il s'est forgé une carrière impressionnante en tant que slameur et rappeur, ce qui lui donne raison d'avoir choisi la voie de l'art, avec des mots sincères et conscients, faisant de lui un porte-voix pour sa communauté.

Dans une interview accordée à ACTUALITÉ.CD, dans son Desk Culture, à l'occasion de la sortie de son single "Transe", le demi-finaliste de la Coupe du monde de Slam-Poésie 2022 s'est exprimé sur divers sujets, notamment sa carrière, la situation sécuritaire à l'Est du pays et le message artistique de ses pairs face à cette situation alarmante. Il constate notamment que les artistes font souvent le contraire de ce qui devrait être fait.

Avec son approche anti-système, panafricaniste, révolutionnaire, et une sincérité rare, Grâce Isaac Nzego, alias Jenny Paria, se livre dans un jeu de questions-réponses.

ACTUALITE.CD : Bonjour Jenny Paria. Êtes-vous toujours en transe ou bien, êtes-vous revenu sur vos gardes, poursuivant la lutte sur votre chemin ?

Jenny Paria : Oui, je suis toujours en transe parce que j'ai l'impression que ce qui m'y a plongé n'est pas fini. J'ai beaucoup encaissé, quand je parle d'encaisser, je fais allusion à ce qui se passe à l'Est de la République, à ce qui se vit en RDC en général, à ce qui se passe en Afrique, et toutes ces choses-là qui, à un moment, énervent. Mais on se dit qu'à un moment, on a juste besoin de se perdre. C'est un peu l'idée et je pense que je suis toujours en transe.

Jusqu’à quand la transe va-t-elle durer ?

Le temps de se relever et de rentrer dans le vrai monde.

Comment vivez-vous le succès de cette chanson "Transe", qui cumule plus de 17 000 vues sur YouTube en un mois ? Vous y attendiez-vous ?

Honnêtement, je ne suis pas trop attaché aux vues, ce n'est pas vraiment mon truc. Personnellement, ça ne me flatte pas parce que je travaille comme un acharné. On a vraiment besoin que les gens nous voient, pas forcément qu’ils augmentent les vues. Il y a une différence entre avoir des vues et être vraiment vu par les gens. Moi, j'ai besoin que les gens adhèrent, qu'ils comprennent ce qu'on veut transmettre à travers nos chansons. Ce que j'ai le plus aimé, c'est le retour des gens, comment ils s'approprient la chanson. Personnellement, ça me touche un peu plus par rapport au nombre de vues, qui ne représente pas grand-chose pour moi.

Jenny Paria

Vous dites être la voix de la colère et la raison d’un sourire. Peut-on dire que vous faites de l’art conscient ?

Je peux dire oui. Généralement, quand on écoute ce que les artistes proposent actuellement, et ce qu'on vit, on a l'impression qu'il y a vraiment un écart. Je ne sais pas si c'est parce qu'ils ont peur d'énerver des gens qui ont le pouvoir de décider, je ne sais pas quelle est la raison. Mais quand on voit ce qu'on vit et ce qu'on chante, malheureusement ce n'est pas la même chose. Ou alors il y a aussi ce piège où les gens veulent dire au public ce qu'ils veulent entendre, ce qui fait que quand tu es trop conscient, quand tu es dans un message éducatif, avec un message plein de pudeur, ça n'attire pas. Les gens veulent que tu sois un peu terre à terre, que tu ne réfléchisses pas, que tu parles de n'importe quoi, ça attire un peu plus.

Vous chantez vos succès et vos regrets, vous souhaitez emmener ceux qui suivent votre musique dans votre univers. Qu’aimez-vous vraiment donner à ceux qui vous suivent à travers vos œuvres ?

Moi, je pense, comme j'aime bien le dire, que la banque n'a pas d'argent, la banque a les gens. J'aimerais que beaucoup de gens adhèrent. Pas seulement le public, mais aussi les artistes. Les artistes qui ont un message à donner et qui se disent que c'est difficile de réussir en apportant du sérieux ou du conscient dans le monde actuel. Je pense que la partie consciente, la partie où l'on raconte des vérités, a sa place, sauf que certains veulent nous faire croire qu'elle n'a plus de place. Notre place est là.

Il y a aujourd'hui des gens qui veulent écouter de la bonne musique et des gens qui ont même envie de danser sur quelque chose de sensé. Il ne faut pas que l’on tombe dans ce piège de la peur.

J'ai vraiment besoin que les gens adhèrent à ma musique. Aussi, que ces artistes donnent le meilleur d'eux-mêmes pour ne pas tomber dans le piège des tendances et faire de la musique qui, malheureusement, ne peut pas survivre plus d’un an. C’est malheureusement triste.

Une question sur votre nom. Comment celui qui se faisait appeler Nzego Grâce Isaac à sa naissance est devenu Jenny Paria ?

Concernant mon nom, je suis Nzego Grâce Isaac. Il y a aussi d'autres noms que je ne dis pas souvent. Je suis Nzekula Nzego Ngwa. Je pense que le nom est un héritage. Moi, je viens du Nord-Ubangi, donc c'est un bon héritage. Jenny Paria, il y a une histoire derrière. À l'école, on m'appelait Grâce Nzego Isaac. Alors, quand tu prends le G, tu prends le N et quand tu prends le I, ça donne GNI. Quand je voulais en faire un sigle, je me suis dit que GNI ne sonnerait pas bien, alors j'ai choisi Jenny. Généralement, quand quelqu'un dit Jenny, il fait d'une manière ou d'une autre référence à Grâce Nzego Isaac.

Alors Paria, c'est un peu cet artiste, ce personnage qui a l'impression d'être à l'écart, une personne oubliée, écartée, tout ça.

Dans votre titre "J’ai failli t’aimer", vous évoquez un peu l'héritage colonial, qui n'est pas toujours avantageux pour la société congolaise et africaine d'aujourd'hui. Quel est le message de Jenny Paria au sujet du panafricanisme ?

Je pense que c'est le combat que nous menons aujourd'hui. Aujourd'hui, les Africains se plaignent, mais si on regarde un peu la source, je me dis que nous avons aussi cette crise identitaire, ce qui fait qu’aujourd’hui, nous avons tout rejeté. Aujourd'hui, un Africain a même peur de parler de ses ancêtres parce que l'éducation fait en sorte que, quand un Africain parle de ses ancêtres, les gens le voient comme de la sorcellerie, ou un truc dans ce sens-là. Et malheureusement, ça n'aide pas l'Africain parce que, quand il définit le développement en fonction de ce qu'il voit à l'extérieur, quand il définit la valeur en fonction de ce que l’autre qualifie de valeur, ça ne l'aide pas, et il risque de penser tout le temps qu'il est en retard.

À un moment, il faut que l'Africain mette en valeur et retourne à ses racines. Pas forcément qu'il rejette ce que l'Occident apporte, ce que l'autre apporte, mais qu'il comprenne d'abord ce qu'il est, qu'il mette en valeur ce qu'il est avant de prendre ce que l'autre lui donne. Parce que, malheureusement, l'autre ne peut pas donner mieux que ce que toi, tu peux t'offrir.

Difficile aujourd’hui de parler d’un enfant de la RDC sans évoquer la partie Est du pays et les réalités alarmantes de la situation sécuritaire. Quel est votre point de vue, vous qui vivez à Goma, où les effets de cette situation se font ressentir plus qu’à Kinshasa et dans la partie ouest du pays ?

Moi, je pense juste que nous avons besoin de la paix et c'est important, puisque aujourd'hui, il y a des familles qui ne savent plus ce que ça fait de dormir dans une bonne maison et c'est triste, car il faut qu'on trouve des solutions, et on est pressés.

En tant que haut-parleur, une voix qui résonne, qu’est-ce que Jenny Paria fait ou compte faire en termes de pierre à l’édifice de la construction de la paix dans la partie Est de la RDC ?

J'aimerais juste tout le temps, et je le fais, interpeller tout le monde parce que, j'aime bien le dire, le peuple mérite ce qu'il tolère. Devant les injustices, devant les incompétences, le peuple doit se prendre en charge. Et donc, il faut qu'on soit là, qu'on interpelle tout le temps, qu'on arrache nos libertés, qu'on fasse quelque chose. Ce que moi je donne dans ma musique, j'essaie de parler de toutes ces choses, et c'est à nous, malheureusement, la magie ne peut venir que de nous, et si on attend la solution de l'extérieur, malheureusement, on risque d'attendre longtemps, sans garantie que ça arrive.

Jenny Paria

Vous avez fait la Coupe du monde de Slam Poésie en 2022. Vous étiez notamment à Bruxelles pour la demi-finale. Qu’est-ce qu’il reste de cette expérience d’artiste qui a voulu faire de l’art chez lui à Goma et que le monde a vu briller, même si vous n'avez ramené qu’une médaille au lieu de la coupe ?

Je pense que tous les jours, on grandit, tous les jours on apprend. Ça a été un des moments où j'ai appris, où j'ai rencontré de très grands artistes, où ça a été un rendez-vous entre poètes. On aimerait bien revoir la RDC représentée dans ces compétitions. La compétition mondiale a eu lieu récemment, et la RDC n'a pas participé. Ce serait intéressant de revoir la RDC organiser déjà une compétition au niveau national pour sélectionner des gagnants. En tout cas, moi, personnellement, je serais ravi de voir la RDC envoyer un slameur ou une slameuse.

Jenny vise quoi dans son art au stade actuel ?

J’aimerais bien donner de la valeur aux textes dans nos chansons. Aussi, j'aimerais qu'il y ait une véritable industrie musicale dans notre pays parce que c'est vraiment loin d'être ce qu'on voudrait.

C'est difficile aujourd'hui pour un artiste de dire que la musique rapporte directement. Il y a des artistes qui peuvent le dire, quand il y a les Mabanga à un moment, on ne peut pas évaluer ça en musique parce que là, c’est en termes de dédicace. Mais la musique, on ne peut pas l'évaluer actuellement, on ne peut pas avoir une industrie qui met en valeur juste les talents sans forcément parler des noms des gens. Je vise que notre musique soit aimée, non pas parce qu’il y a des noms cités à l’intérieur. Et faire aussi connaître et valoriser la musique de la RDC qui n'est pas forcément rumba.

Nous avons des rappeurs, nous avons des poètes et nous pouvons faire connaître leurs poésies et l'histoire des Africains à travers ce que nous faisons, et nous n'avons pas nécessairement besoin que ce soit un style de musique unique.

Après avoir connu plusieurs scènes nationales et internationales, le festival Amani entre autres, quel est votre regard sur la scène slam de la RDC ?

C'est le style de l'avenir, c'est un style qui, aujourd'hui, prend beaucoup d’ampleur. Les jeunes arrivent en masse, et il y a aussi tous ces jeunes conscients qui, quand ils ont ce talent d'écrire, viennent en force. Et en RDC, je pense que c'est grand.

Je voudrais juste inviter les gens à continuer, parce que malheureusement il y a des gens qui vont vous dire de baisser les bras, que ce n'est rien, que ce n'est pas un talent, que ça ne promet pas. Mais moi, je pense que c'est le style de l'avenir, qu'il faut encore beaucoup, beaucoup, beaucoup donner, et ça va marcher.

Une date à Kinshasa, quelque chose de prévu ?

Alors j'ai hâte, j'ai hâte... On a prévu des dates à Kin. À un moment, on était même prêt à venir, mais malheureusement ça n'a pas marché. On reste quand même ouvert à toutes les propositions et on y travaille toujours, parce qu’il le faut.

Un dernier mot ?

On arrive, on arrive. Le rap, il a sa place, le rap francophone a sa place dans ce pays et ailleurs. Il nous faut juste rester vrais, rester nous-mêmes, dire ce qu'on veut, ce qu'on vise, ce qu'on voit, et on doit être libres. Il faut respecter les autres, peu importe nos différences.

Propos recueillis par Kuzamba Mbuangu