Kinshasa est une ville dont le scénario de son vécu quotidien ne ressemble qu’à elle-même. Entre embouteillages, joie de vivre, chaleur, matchs de football, pluie, manifestations ; le kinois n’est pas celui qui croise les bras et se laisse traverser par les émotions afférentes à l’engouement populaire. Pour sa vie ou sa survie, il fait de petits ou grands travaux, il se bat bec et ongle dans la débrouillardise avec l’espoir que la chance -eloko pamba- lui sourira un jour.
Cette façon de mener sa vie, en se débrouillant pour subvenir à ses besoins, a été popularisée dans ce que la masse qualifie d’article 15. Mais pas que, libanga, caillou, chida ou encore “Coop” sont les mots synonymes qui désignent globalement cet acte de certains “courageux”, parfois sans qualification scolaire ou académique, qui s’essaient tant bien que mal dans différents domaines accessibles à leur force physique, imagination, compréhension, pistonnement, etc.
Toutefois, il s’avère que le petit peuple n’est pas le seul à faire des Coop au quotidien. L’habitude est devenue nature quoique l’on devienne dans la société. Politiciens, pasteurs, professeurs, entrepreneurs, policiers, etc. se retrouvent, eux aussi, dans le même mot de ceux qui vivent des Coop à différents niveaux de la société congolaise et avec différentes rémunérations. Cette réalité regardée en face avec un regard artistique conscient a abouti à un projet emballant qui se joue entre des journaux atypiques et des comédiens dans la rue.
Le projet
Inspirés de l'Escamoteur, un tableau de peinture en huile sur bois, attribué au peintre néerlandais Jérôme Bosch et qui l’aurait réalisé entre 1475 et 1505, Blaise Musaka et Aurélien Gamboni ont fait une enquête auprès de plusieurs personnalités congolaises pour produire des affiches qui ressemblent somme toute à des journaux. Une sorte de trompe-l’œil qui donne l’illusion d'être dans un kiosque. C’est par là que commence la dramaturgie de la performance théâtrale que le Collectif d’art d’art a produite avec ces œuvres.
En effet, la performance date de juillet 2022. Elle a été présentée pour la première fois dans le cadre de la deuxième édition de la biennale Yango qui a fait la quasi-totalité de ses activités dans les rues de Kinshasa. Sous la direction du metteur en scène Michael Disanka avec en appui Christiana Tabaro, tous deux du collectif d’art d’art, le contexte de ces “faux” journaux a été mêlé dans une création qui a fait mouche à chaque fois qu’elle a été présentée dans des espaces publics à Kinshasa et à Mbanza-Ngungu.
Au rond-point Kabambare, devant l’Académie des beaux-arts, à la maison inachevée, devant l’Institut National des Arts, à l’Université de Kinshasa, dans la commune de Masina, pour ce qui est de Kinshasa ; à l'entrée Loma, bifurcation Gombe Matadi et au marché central de Mbanza-Ngungu ; pour ce qui est de Mbanza-Ngungu, la recette de cette performance incombe le public, pas averti d’avance, à se retrouver participant à une performance théâtrale sans le savoir.
Après la biennale Yango de 2022, le projet s’est poursuivi en janvier et février 2024, avec une actualisation des sujets évoqués par rapport à l’actualité du pays.
La performance…
Le jeu commence avec le personnage de l’installateur, c’est lui qui classe et étale les journaux par terre dans un espace public, quitte à questionner la curiosité des passants. Habillé en costume, concentré, il ne dit aucun mot en posant page après page. D’un autre côté, un personnage divergeant est incarné par une comédienne. Elle est une folle qui fait tout à coup un peu de tout. Elle demande de l’argent, elle arrache ce qu’elle peut, elle écrit par terre, elle raconte ce qui est pourtant vrai.
Ces deux scènes qui déjà, de par leur caractère insolite attirent les attentions, vont se mélanger lorsque la folle s’en va voler une pierre de l’installateur des journaux. Les attentions se mélangent. Il se passe quelque chose. Puis, débarque le personnage du badaud. Il est autour des journaux et anime le débat. Politique, diplomatie, société, histoire, presqu’en colère, il fait des remontrances non sans être appuyé ou contredit par le public qui l’écoute.
L’installateur qui a fini de placer ses journaux se tient debout, regard fixe, il ne dit toujours rien. Quand le personnage divergeant s’attaque, dans sa folie, au badaud, deux musiciens entrent en scène ; un violoncelliste et un violoniste. Rien n’est vraiment explicite pour le public. La scène s’anime tout de meme, les avis divergent, les voix montent, jusqu’à ce que la folle interrompe le débat en criant plus fort.
Joel Vuningoma, Chouchou Yoka, Kady Mavakala, Wisdom Kuzamba, Chic Cello et Princesse Watuwila et Taluyobisa sont les comédiens qui ont incarné des rôles dans cette performance.
“Tout le monde parle politique”
C’est le cris de la folle qui prend à son tour toute l’attention sur elle. Puis commence son discours : la société congolaise est une société très politique, tout le monde parle politique, la maman analphabète, les Kuluna, les prostitués ; on ne peut pas demander à un congolais de se taire, ça va créer beaucoup de dégâts, les gens sont morts pour ça...
Une réalité qui ne se constate qu’au premier passage dans les rues de Kinshasa et même en province. Les Congolais apprécient les sujets politiques dans leurs discussions. Les parlements debout à leur début en étaient un exemple parfait. Ils réunissaient de nombreux citoyens qui se partageaient les idées autour de l’actualité du pays dont les meilleures arrivaient aux chefs du parti politique qui en tirent les meilleures pour peaufiner les décisions à prendre.
Les parlements debout n’ont plus les mêmes caractéristiques de nos jours, ils étaient des espaces pour faire entendre les voix de l’opposition sur les sujets du moment, ce qui n’est plus le cas. Cette performance de Coop Kin recrée une sorte d’espace qui ressemble à un parlement debout où la parole est libérée.
Hommages, parité, église
Après avoir fait la liste des catégories de personnes qui parlent politique en RDC, le personnage divergent écrit par terre, des noms de ceux qui ont perdu la vie en RDC pour avoir pris la parole, pour avoir défendu la nation, pour avoir été rangé du bon côté de l'histoire. Il s’agit entre autres de Lumumba, Kimbangu, Mamadou Ndala, Luc Nkulula, Rossy Mukendi, Floribert Chebeya, etc.
Cela, sous le violon dérangeant du personnage musicien qui se transforme. Il dérange la suite de cette série d’hommages, dérange le public qui lit et dérange le personnage du badaud qui s’enflamme. Cela ouvre la porte à la dimension genre, car dans son emportement, le badaud évoque la gestion de la RDC par les hommes depuis les années indépendances, ce qui n’a pas vraiment porté ses fruits comme tel et crie à la parité.
C’est là que le public sait plus ou moins qu’il s’agit d’un théâtre dans la rue, mais le doute persiste. En ce moment précis de la performance, le public est autour du personnage qui a installé ses journaux à terre et la folle également est sur le lieu. L’attention est concentrée sur la suite. Que va-t-il se passer ?
Un peu à l’image de ce qu’est devenue la société congolaise, l’installateur sort de l’argent qu’il place en l’air et sa bible en main, la musique joue, la folle danse et l’ambiance ressemble à celle d’une église de réveil. “Ici on nous vend le christ”, crie le personnage du badaud. Il cite et récite les propos des pasteurs qui remplissent les rues pour des fins pécuniaires avant de distribuer des journaux à quiconque veut pour la lecture de quelques titres.
Le face-à-face
L’ambiance se calme quand la folle se roue en séductrice pour l’installateur qui a toujours sa bible en main et de l’argent en l’air. Le livre saint va vite tomber avant que l’installateur ouvre sa bouche pour la première fois pour pousser des cris jetant les billets d’argent.
C'est là que le badaud revient sur la scène. Il s’adresse cette fois, de façon frontale, à l’installateur qui n’a pas parlé depuis une trentaine de minutes que des choses se passent autour de lui. Pour le badaud, cet installateur est l’incarnation de tous ceux qui commentent des maux dans la société. Présidents, ministres, députés, pasteurs, gouverneurs, etc. Il le remet face à ses responsabilités pour un peuple qui en a marre de survivre.
La réponse est un peu violente. L’installateur prononce un mot enfin. Il crie à tue-tête : "L'Etat c’est moi. Il saute, grimace, il s’avance vers le public, la folle et dit à haute voix “l’Etat c’est moi”. Un exemple des gouvernants qui ne le disent peut-être pas dans la place publique mais qui se comportent avec ceux de leurs familles comme des petits dieux qui se croient tout permis.
La musique pour clôturer
L’installateur va perdre en énergie jusqu’à s’écrouler. Soudain débute une musique entraînante, comme pour finir en beauté. Mais les paroles sont parlantes. Toujours dans la caricature de la société, il est balancé le refrain tout est Coop. La folle cite des metiers, des personnes, des isntitutions qui remplissent la société et le public régit par coop. La politique, c'est coop, l’église c’est coop, l’Etat c’est coop, tout est coop.
Musiciens, badaud, folle, installateur se mettent dans l’ambiance de la danse et de la chanson et se rendent au public, leur disant également que ce qui s’est passé n’est qu’une coop. Mais pas n’importe laquelle, il joue à éveiller les consciences sur plusieurs points et a édifié plus d’un à différents endroits. En escamotant l'attention du public pour le retenir à cet endroit pour suivre la performance, le message est bien passé.
Kuzamba Mbuangu