Depuis plus de deux mois, le journaliste congolais le plus suivi de la République démocratique du Congo est détenu, accusé d’avoir fabriqué une note confidentielle de services de renseignements et de l’avoir diffusée via Telegram puis WhatsApp. Le parquet congolais dit l’avoir identifié comme le premier émetteur de ce document grâce à une analyse des métadonnées et d’une adresse IP. L’enquête menée par Actualite.cd et d’autres partenaires du consortium Congo Hold-Up en collaboration avec Jeune Afrique prouve que cette affirmation est fausse.
Le substitut du procureur du tribunal de grande instance de Kinshasa-Gombe, Serge Bashonga l’appelle le « diable ». Le “diable” c’est Stanislas Bujakera est pourtant le journaliste congolais le plus suivi de son pays, la République démocratique du Congo. Correspondant du magazine français Jeune Afrique et de l’agence de presse Reuters, résident américain depuis peu, il est directeur de publication adjoint d’Actualité.cd, principal média indépendant et partenaire congolais du consortium international d’investigation Congo Hold-Up mené par le réseau European Investigative Collaborations (EIC), Mediapart et la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF). Son arrestation et son maintien en détention depuis plus de deux mois ont provoqué une vague d’indignation sans précédent dans le pays comme sur le continent africain depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, fils de l’opposant historique qui avait promis de rompre avec les pratiques répressives du passé.
Le parquet congolais accuse Stanis Bujakera d’avoir fabriqué un faux document du département de sécurité intérieure de l’Agence nationale des Renseignements, un service placé directement sous le contrôle de la Présidence, et de l’avoir diffusé non pas à son média Jeune Afrique mais dans un groupe Whatsapp après la publication. Cette note de deux pages décrit comment les renseignements militaires auraient tué dans la nuit du 12 au 13 juillet 2023 Chérubin Okende, ancien ministre passé à l’opposition et porte-parole du parti de Moïse Katumbi, ancien gouverneur du Katanga et rival du président Félix Tshisekedi, candidat à sa réélection. Cette version de l’assassinat est démentie par les autorités de la RDC. Le substitut du procureur, Serge Bashonga, est d’ailleurs aussi le magistrat instructeur dans ce dossier.
Ce n’était pas la première fois que Jeune Afrique publiait des articles sur base de fuites de documents de ce service, il n’est pas non plus le seul média à avoir relayé le contenu de cette note et Stanis Bujakera n’a pas signé l’article incriminé publié le 31 août, mais qu’importe, le 7 septembre, un avis de recherche est lancé, ce confrère déjà déclaré « en fuite ». Le département de sécurité intérieure de l’ANR est la seule institution qui reçoit copie du document. Le journaliste congolais est arrêté le lendemain à l’aéroport de Kinshasa alors qu’il se rendait en reportage à Lubumbashi, capitale de la riche province minière du Haut-Katanga. Il est resté détenu depuis dans la prison centrale de Makala, sans doute l’une des prisons les plus surpeuplées d’Afrique avec une dizaine d’autres détenus, mélange de prisonniers politiques et de droit commun.
Actualité.cd, Jeune Afrique et plusieurs partenaires de Congo Hold-up ont eu accès au dossier de l’accusation qui se base notamment sur une expertise technique d’un commissaire de la police congolaise. Jean-Romain Kalemba assure avoir établi par une « analyse numérique des métadonnées de l’image (photo du document) » que Stanis Bujakera avait reçu ce document « d’origine télégramme » d’un compte dont l’avatar est un mystérieux « @mg » sans jamais préciser la date et d’avoir été le premier à le diffuser sur un groupe Whatsapp le 3 septembre, soit plus de trois jours après la parution de l’article de Jeune Afrique. L’opération se serait faite via une adresse IP « 192 162 12 04 ». Pour toute preuve de cette traçabilité, « l’expert » de l’accusation fournit une liste d’avatars et de numéros de téléphone parmi lesquels figure le numéro congolais de Stanis Bujakera. Ce dernier se retrouve accusé d’avoir contrefait un sceau de l’État, de faux et d’usage de faux, d’avoir répandu de faux bruits et d’avoir transmis des messages erronés et contraires à la loi. Il risque 10 ans de prison.
Interrogé par Actualite.cd, Telegram proteste. « Telegram a été spécialement conçu pour protéger les personnes qui protestent ou s’expriment sous des régimes autoritaires », explique son porte-parole Remi Vaughn. Il dément tout, qu’il soit possible d’identifier les adresses IP sur base de messages ou de documents partagés sur cette plateforme. « Lorsque les utilisateurs utilisent l’option “Envoyer une photo ou une vidéo”, Telegram supprime toutes les métadonnées », insiste-t-il. Il assure par ailleurs que « Telegram n’est pas en contact avec la République démocratique du Congo ».
Meta, propriétaire de Whatsapp, est moins volubile. Un de ses porte-parole assure toutefois « qu’il n’est pas possible de retrouver l’expéditeur initial d’un message sur WhatsApp » et renvoie vers une série de liens sur son site qui décrivent à la fois son opposition de principe à la traçabilité présentée contraire aux droits de l’homme, le caractère limité de sa collaboration avec les forces de l’ordre. On y apprend notamment que « WhatsApp ne peut pas produire et ne produit pas le contenu des messages de ses utilisateurs en réponse aux demandes d’un gouvernement ».
À l’audience du 14 septembre devant statuer sur la remise en liberté provisoire du journaliste, le substitut du procureur fait « des investigations numériques menées » l’argument principal de son maintien en détention. « Il ressort que le numéro 0823337460 a été identifié à travers l’internet protocole par son adresse IP 192 162 12 04 comme étant le premier diffuseur de ce rapport fabriqué », affirme de manière péremptoire le substitut du procureur Serge Bashonga et il obtient gain de cause.
Même pour les avocats de la défense de Stanis Bujakera, ce jargon pseudotechnologique impressionne. « Avant ce dossier, j’avais déjà quelques notions sur ces questions de traçabilité, mais les éléments techniques posées par le parquet faisaient partie d’un défi à relever. Il a misé sur la paresse des avocats à chercher à comprendre et que nous prendrions ça comme des éléments non discutables », explique Me Jean-Marie Kabengela. « Le parquet a été mis en difficulté parce qu’on l’a attaqué sur ce terrain, il pensait pouvoir le condamner rapidement », a-t-il ajouté. Le collectif de défense de Stanis Bujakera a multiplié les demandes d’une contre-expertise par un expert indépendant et qualifié. Le tribunal a affirmé y accéder au cours de l’audience du 17 novembre dernier, mais a finalement nommé un “expert agréé” inconnu au point que son nom n’ait aucune occurrence sur un moteur de recherche comme Google. Cela devrait faire l’objet d’un débat lors de la prochaine audience qui devrait se tenir le 1er décembre.
Pour l’expert américain Gary Miller, chercheur en sécurité mobile à l’Université de Toronto (Citizen Lab), les éléments de preuves contenus dans les déclarations du procureur ne sont d’emblée « pas crédibles ». « Il n’y avait aucune preuve que cette adresse IP a été utilisée par le téléphone de Stanis ». Gary Miller est le fondateur de la Mobile Intelligence Alliance, un organisme de recherche sur la sécurité mobile à but non lucratif basé aux États-Unis, un ancien responsable de la sécurité des réseaux mobiles et considéré comme un expert en espionnage des réseaux mobiles. En utilisant deux outils mondialement reconnus dans le domaine, Shodan et Risk HQ, il finit par exclure complètement que cette adresse soit liée à Stanis Bujakera et l’attribue plutôt à un « serveur web localisé en Espagne ». « La localisation de l’adresse, l’appareil qui l’utilise et les applications qui fonctionnent dessus excluent cette possibilité », insiste-t-il. L’expert de Citizen Lab conclut : « le fondement technique de l’argumentation du procureur semble fabriqué ».
Notre enquête ne s’est pas arrêtée là. Nous avons interrogé les deux sociétés citées par l’expert comme étant liées au serveur web qu’il avait identifié grâce à l’adresse IP fournie par le procureur et par son expert. SCPnet a été racheté par la société de cybersécurité espagnole Bullhost. Elle confirme la version de l’expert de Citizen Lab. « Sur cette IP tourne un serveur Web avec une application que SPCnet utilise et exploite exclusivement pour un usage interne, c’est-à-dire qu’il n’est utilisé par aucun tiers, ni fournisseur, ni client », explique-t-elle dans une réponse écrite le 2 novembre. Elle assure même qu’il « n’est pas possible qu’un trafic particulier ait été acheminé via cette adresse IP ».
L’autre société, c’est Centreon. Gary Miller avait établi qu’une entité appelée Centreon utilisait ce serveur. L’entreprise française a développé un « logiciel de détection de pannes informatiques (serveurs, équipements réseau, applications, etc.) », mais qui « n’est en aucun cas conçu pour gérer, transmettre ou partager des fichiers ». Tout aussi surpris que sa consœur espagnole d’être lié au dossier d’un journaliste emprisonné en République démocratique du Congo, un communicant mandaté par Centreon explique « que cette entreprise “n’utilise pas le serveur correspondant à l’adresse IP concernée qui semble être, comme vous le notez, attribuée à SPCNet, société avec laquelle Centreon n’a aucun lien direct ou indirect, actuel ou passé” et “qu’une personne dont nous n’avons aucun moyen de connaître l’identité a bien installé le logiciel open source appelé Centreon sur le serveur que vous mentionnez (information que nous avons découverte à la lecture de votre premier message) comme 250.000 autres utilisateurs sur des milliers de serveurs à travers le monde”.
Dans cette même audience, le substitut du procureur cite sans le joindre au dossier une conversation entre Stanis Bujakera et l’un de ses collègues de Jeune Afrique à Paris, Romain Gras au cours duquel le journaliste congolais « s’entretenait avec emoji de rire au sujet d’une source parisienne comme réponses aux questions posées par quelques responsables des renseignements militaires qui voulaient connaître la source de la publication de Jeune Afrique ». « Durant les auditions, avant le début du procès, le procureur demandait à notre client quelle était la source de ce document. Pour nous, c’était ça l’enjeu caché de son arrestation, le reste ne servait qu’à faire monter la pression sur Stanis », explique Me Yana Ndikulu, avocat de l’association des médias de la presse en ligne de la RDC (MILRDC) qui est l’un des premiers avocats à être intervenu sur le dossier. « L’ANR a vraisemblement des fuites, mais ils ne savent pas d’où ça vient et ils ont présumé comme Stanis était le correspondant de JA que ça ne peut être que lui le journaliste en contact avec la source, le ministère public l’a même dit à l’audience et a accusé Stanis et Jeune Afrique de chercher à se faire des millions avec la publication de la note liée à l’affaire Okende », a-t-il ajouté.
Dans ce message auquel Actualite.cd et ses partenaires ont eu accès, Stanis Bujakera avait dit simplement à ses interlocuteurs de “voir avec Paris”, car il n’avait pas “géré ce dossier”.
Son confrère d’Actualité.cd, Patient Ligodi, PDG de l’entreprise Next Corp, propriétaire de ce site web d’informations, est lui surpris de voir d’abord l’officier de police judiciaire affirmer dans un rapport que le document a été partagé sur “un groupe d’Actualité.cd”, puis le substitut évoquer un groupe appelé ACTUALITE.CD. “Ce document n’a jamais été partagé sur les groupes de la rédaction”, assure-t-il précisant qu’il n’existe pas de groupe de ce nom. Patient Ligodi est plus surpris encore de voir que sur la liste des numéros présentée par le parquet comme à laquelle Stanis Bujakera aurait distribué le document incriminé, ne figure comme numéro de collaborateur de la rédaction identifié par la police celui de Kash Thembo. “Kash, c’est le caricaturiste d’Actualité.cd. Pourquoi Stanis l’aurait partagé à lui et pas à des journalistes de la rédaction”, s’étonne encore le jeune patron du média privé.
Dans ce dossier, tout semble avoir été fait dans le désordre. L’avis de recherche daté du 7 septembre, veille de l’arrestation, est la première pièce versée au dossier. La requête à experts est rédigée le samedi 9 et envoyée le lundi 11. Le même jour, l’OPJ évoque déjà une “analyse technique et/ou technologique” qui désigne Stanis Bujakera comme le “premier diffuseur de ce faux document” et le procureur le met sous mandat d’arrêt provisoire sans attendre les rapports des experts de la police. Il demande au tribunal de maintenir le journaliste sous détention pour 15 jours à des fins d’enquête et ne pose plus aucun acte. Il finit par rédiger une requête aux fins de fixation d’audience le 26 septembre.
Le 29 sur les antennes de la RTBF, le directeur de la communication de la présidence de la RDC, Erik Nyindu, parle de l’enquête qui “conclut” et d’un procès “en cours”. Lors d’une conférence de presse le 13 octobre, les avocats de Stanis Bujakera disent n’être toujours officiellement informés de rien. Le 14, en réaction à la campagne lancée par Amnesty pour appeler le président Tshisekedi et d’autres officiels congolais à libérer Stanis Bujakera sans condition, Tina Salama, porte-parole du président Tshisekedi, rétorque que Stanis Bujakera “n’est pas détenu par Felix Tshisekedi” et que le dossier a été “renvoyé (...) pour un procès public”, tout protestant de la séparation des pouvoirs.
En mars 2023, Gilbert Kabanda, alors ministre de la défense, porte plainte contre Stanis Bujakera pour avoir rendu compte de son intervention en conseil des ministres alors qu’il avait utilisé les termes repris dans le compte-rendu envoyé par son collègue de la communication. Il avait fallu plusieurs jours au gouvernement congolais pour annoncer le retrait de cette plainte ubuesque.
« Ce qui est certain, c’est qu’il y a beaucoup de fantasmes sur le fait que Stanis soit un opposant ou un ennemi du régime. Pour nous, c’est un journaliste professionnel. On essaie de faire croire que c’est un procès avec une base juridique alors qu’il n’y a aucun élément dans le dossier qui justifie son inculpation et son maintien en détention », explique Arnaud Froger, chef des enquêtes à Reporters sans frontières (RSF). « L’objectif dès le départ est clair, c’est d’avoir accès à ses portables et de savoir qui lui parle et cela va bien au-delà de l’affaire de cette note », précise-t-il insistant sur la gravité de cette violation du secret des sources.
Arnaud Froger s’est rendu lui-même à Kinshasa pendant une semaine pour investiguer sur les conditions de l’arrestation du journaliste congolais. “C’est très simple de vérifier que ce n’est pas le premier à avoir reçu cette note, elle a été distribuée dans les milieux et diplomatiques bien avant”, affirme encore le chef des enquêtes à RSF. “Quant à la provenance de cette note elle-même, pour nous, il ne fait aucun doute que c’est un document de l’ANR et transmis par l’ANR, même si nous ne pouvons pas juger de la véracité de son contenu », conclut-il.
Finalement, le seul qui dédouane un peu Stanis Bujakera, c’est le président Tshisekedi lui-même. Au cours d’un point de presse le 19 septembre, en marge de l’Assemblée générale des Nations-Unies, il le compare à Julian Assange, fondateur de Wikileaks « qui a été traqué comme une bête immonde (…) parce qu’il avait divulgué des câbles diplomatiques confidentiels » ou à Ariane Lavrilleux, une journaliste française qui a passé un jour et demi en garde à vue pour avoir dévoilé le contenu de documents confidentiels. Il a évoqué “le même principe” sans finir sa phrase. Il assure toutefois “bien” aimer ce journaliste qui l’avait suivi pendant sa campagne en 2018. Depuis, il a assuré à nos confrères du journal Le Soir, partenaire de Congo Hold-Up, “la vérité” passait “par sa mise en détention”.