L’agence de presse Reuters et The Bureau of Investigative Journalism (TBIJ) ont publié une enquête ce jeudi portant sur l’attribution d’un bloc gazier à la start-up canadienne Alfajiri Energy Corporation alors qu’elle ne remplit pas les prérequis de la loi.
Le président Félix Tshisekedi, qui brigue sa réélection en décembre, a promis de débarrasser la RDC de sa réputation d'opacité et pour la première fois, le ministère des hydrocarbures a organisé depuis l’an dernier un appel d’offres pour des dizaines de blocs pétroliers et gaziers, dont certains dans des zones écologiquement sensibles. Le processus est officiellement mené conformément aux prescriptions de la loi de 2015 et d’un décret de 2016 visant à promouvoir la transparence dans le secteur pétrolier et gazier.
Reuters et TBIJ ont eu accès aux documents de la commission ad hoc mise sur pied par le ministre Didier Budimbu pour évaluer les offres. La société canadienne Alfajiri Energy Corporation a été autorisée à participer à l’appel d’offres, bien que le rapport de présélection daté d’octobre 2022 indique que l’entreprise n’avait pas satisfait aux exigences financières minimales prévues par la législation congolaise.
L’absence de trois années d’états financiers
L'appel à manifestation d'intérêt lancé par le ministère des Hydrocarbures pour le projet énonce une stipulation claire : seules les entreprises ayant trois ans d'historique financier seront considérées comme éligibles, une exigence qui reflète une clause de la nouvelle réglementation pétrolière et gazière du Congo. Concrètement, les articles 66 et 67 du décret de 2016 régulant le secteur précisent que les offres seront rejetées si elles ne remplissent pas certaines conditions, notamment "la présentation des bilans et états des trois derniers exercices".
Joseph Nzau était avocat au ministère lors de la rédaction de la réglementation régissant le secteur. Il a expliqué à Reuters que l'exigence d'antécédents financiers avait été créée après que plusieurs sociétés ayant signé des contrats pétroliers et gaziers antérieurs se soient retrouvées dépourvues des moyens nécessaires pour exécuter des projets.
"La règle est claire. Une entreprise candidate à la présélection doit justifier de ses comptes et bilans des trois dernières années", a-t-il précisé. Il a refusé de commenter sur les compétences de l’entreprise en question.
Dans sa réponse à Reuters et TBIJ, le ministre Budimbu a nié que l’absence des trois années d'États financiers d'Alfajiri aurait dû la disqualifier lors de la phase de présélection, affirmant que cela équivalait à une mauvaise interprétation de la loi. Il a également déclaré qu'Alfajiri avait obtenu des résultats suffisamment élevés pour passer la phase de présélection. Cette société était la plus mal notée des quatre ayant déposé un dossier avec un score de 78/100. Les trois autres ont présenté leurs comptes et bilans des trois dernières années.
Dans une réponse écrite du 23 octobre, le fondateur et directeur général d'Alfajiri, Christian Hamuli, a qualifié le processus de « rigoureux, transparent et crédible ».
Christian Hamuli, né au Sud Kivu, a enregistré Alfajiri Energy Corporation le 10 janvier 2022, trois semaines après l'annonce initiale des plans de vente aux enchères, en utilisant l'adresse de son domicile à Calgary, selon le registre des sociétés du Canada. Hamuli n'a pas directement répondu aux questions sur l’absence des états financiers requis dans la candidature d'Alfajiri. Alfajiri dispose de « professionnels hautement qualifiés et expérimentés, intègres, capables de développer le projet de manière sécurisée", a-t-il déclaré.
Un rapport technique altéré
Malgré son manque d'antécédents financiers, Alfajiri a avancé dans le processus et son offre sur le bloc de Lwandjofu a été évaluée aux côtés de celles de l'américain Winds Exploration and Production et de la société congolaise-libanaise Ray Group. Reuters et TBIJ affirment qu’un rapport technique évaluant les offres, daté du 8 décembre 2022 a été altéré en faveur d'Alfajiri.
Dans une première version, l'offre d'Alfajiri avait obtenu la note la plus basse parmi les trois soumissionnaires - un total de 30,7 points sur 100 possibles - sur une échelle évaluant dans quelle mesure les offres répondaient aux critères financiers et techniques, y compris les conditions de partenariat proposées avec le Congo, le plan de travail et le qualifications du personnel clé.
Selon ce document, Alfajiri n'avait pas réussi à démontrer qu'elle employait du personnel qualifié, n'avait pas soumis d'étude de faisabilité ni de calendrier pour le projet et "n'avait pas pris en compte les questions de sécurité publique". Winds avait obtenu la note la plus élevée parmi les trois soumissionnaires, avec 53,8 points.
Mais ensuite, une version éditée du rapport a placé Alfajiri en première place. La deuxième version du rapport – également datée du 8 décembre et consultée par Reuters – a porté le score d'Alfajiri à 55,75, le plaçant devant Winds.
Dans sa réponse, le ministre Budimbu a déclaré à Reuters et TBIJ que la seule version du rapport final qui comptait, et qu'il avait reçu, était celle dans laquelle Alfajiri avait obtenu la note la plus élevée.
Bien qu'Alfajiri ait donné un score plus élevé, le rapport final a ajouté un certain nombre de préoccupations à la version précédente, notamment des commentaires selon lesquels Alfajiri avait proposé un financement insuffisant pour les bonus et autres avantages de l’État et les projets sociaux à destination de la population.
Plusieurs sources ont indiqué à Reuters et au TBIJ que le ministre Budimbu était intervenu pour favoriser cette société à plusieurs étapes du processus, ce que ce dernier a démenti.
La société civile inquiète du manque de transparence
« Nous sommes inquiets de la manière dont se passe le processus. Il y a une importante communication du ministère des hydrocarbures autour de l’appel d’offres, mais il n’y a pas de transparence sur la manière dont les sociétés sont choisies. Il faut arrêter de sélectionner des sociétés qui n’ont pas les compétences », a expliqué à Actualité.cd Jimmy Munguriek, l’un des porte-paroles de la plateforme “le Congo n’est pas à vendre”.
Le lac Kivu est l'un des trois lacs d'Afrique qui, selon les scientifiques, risquent une éruption limnique. L'extraction du méthane du lac Kivu pourrait fournir de l'électricité à une partie des 80 % de Congolais qui n'ont pas accès à l'électricité, et potentiellement réduire les risques liés au lac, affirment le gouvernement congolais et les experts. Mais, certains scientifiques, dont le volcanologue italien Dario Tedesco, ont expliqué à Reuters que le fait de ne pas réinjecter correctement l'eau et ses sous-produits pourrait augmenter les risques d'éruptions de dioxyde de carbone et de sulfure d'hydrogène toxique, polluer le lac et altérer son délicat équilibre chimique et physique.
À lire sur le site du TBIJ :
Backroom deals, mystery companies and a ‘killer lake’: inside DRC’s gas and oil auction
À lire la dépêche de Reuters :
Exclusive: Canadian winner of gas rights on Congo's 'killer' Lake Kivu failed criteria