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Tribune de l'avocat Chris Shematsi
Depuis quelques semaines, l’opinion publique congolaise est asphyxiée par plusieurs soupçons des faits de corruption au niveau des assemblées provinciales.
En ce sens, aux élections sénatoriales du 15 mars 2019, il a été reproché aux députés provinciaux d’avoir monnayé leur vote. Les résultats ont été sans appel : Un Sénat politiquement quasi monocolore. Cette situation a généré des vives contestations émanant de la famille politique du Président de la République. Il va sans dire que trouble à l’ordre public, pillages, actes de vandalisme et mort d’homme ont été au rendez-vous.
Fort de ces éléments factuels, le Président de la République a convoqué une «réunion interinstitutionnelle » à l’effet de prendre d’importantes mesures.
Ainsi, Le 18 mars 2019, il s’est tenu une « réunion interinstitutionnelle consultative » à l’issue de laquelle les décisions suivantes ont été prises :
-la suspension de l’installation des sénateurs ;
-le report sine die des élections des gouverneurs de provinces ;
-l’ouverture d’une enquête en procédure de flagrance à l’encontre des présumés corrupteurs et corrompus pour les traduire devant les juridictions compétentes afin qu’ils subissent la rigueur de la loi et les sanctions exemplaires qui s’en suivent.
Qu’il soit clairement noté que la présente réflexion n’a pas pour ambition de discuter du bien-fondé de ces décisions !
Sans prétendre offrir un point de vue linéaire, cette tribune se propose d’interroger la praxis sus-décrite en l’exposant à la lumière de la Constitution.
Dès lors, il importe, en toute légitimité et avec le détachement émotionnel nécessaire, de se demander si le Président de la République est fondé en fait comme en droit de suspendre l’installation d’une institution dont le calendrier est explicitement prévu par la Constitution ; si le Président de la République a le pouvoir constitutionnel de reporter sine die une élection déjà annoncée par la CENI par voie de décision.
En outre, peut-il décider de l’ouverture d’une enquête judiciaire en vertu du principe de la séparation des pouvoirs ?
1. « Réunion interinstitutionnelle» : un cadre ex nihilo
Avant d’aborder le fond de cette réflexion, il nous parait pertinent d’identifier le cadre de consultation qui a sous-tendu la prise de décision du Président de la République.
La Constitution du 18 février 2006 telle que modifiée et complétée à ce jour reconnait à titre exceptionnel quelques cadres de rencontre interinstitutionnelle. A travers le critère matériel, le constituant limite rigoureusement ces cadres en circonscrivant leurs objets respectifs. Pour s’en convaincre, il suffit de lire à titre indicatif les dispositions des articles 85 et 148 de la Constitution respectivement relatifs à la proclamation de l’état d’urgence ou l’état de siège et à la dissolution de l’assemblée nationale.
Dans le contexte en l’espèce, la Constitution ne prévoit nullement la convocation d’une réunion interinstitutionnelle.
Il s’agit donc d’un cadre informel duquel ne saurait découler les décisions du Président de la République.
2. De la suspension de l’installation du Sénat et du report sine die des élections des gouverneurs de provinces
Clé de voûte des institutions, le Président de la République dispose des pouvoirs constitutionnels étendus. Si le communiqué sanctionnant la « réunion interinstitutionnelle » n’a fondé les décisions du Président de la République sur aucune disposition constitutionnelle (ce qui est une gravissime erreur dans la rédaction d’un tel document), l’opinion qui soutient le Président de la République évoque néanmoins l’article 69 de la Constitution.
Cet article de la Constitution dispose ce qui suit : « Le Président de la République est le Chef de l’Etat. Il représente la nation et il est le symbole de l’unité nationale. Il veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des Institutions ainsi que la continuité de l’Etat.
Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, de la souveraineté nationale et du respect des traités et accords internationaux».
Quelle est donc la portée de cette disposition ?
Se renfermer dans la simple exégèse pour dégager la portée d’une telle disposition reviendrait à faire fausse route. Chaque Président de République a sa façon de se mouvoir par rapport à cette disposition. En effet, le Président de la République est une sorte d’être hybride, à la fois acteur politique et arbitre constitutionnel : un Janus constitutionnel !
Dans une logique comparée, il est pertinent de relever que cette disposition est rédigée en des termes quasi identiques avec l’article 5 de la Constitution française. A ce sujet, plusieurs auteurs estiment que ce dernier constitue le support constitutionnel au maintien du Président de la République en période de cohabitation. Il est même permis de penser que la souplesse et la plasticité des institutions de la cinquième République française, souvent vantées, puisent une grande partie de leur fondement et de leur efficacité dans cette ambivalence de la fonction présidentielle (Lire avec intérêt Yann Saccucci, L’article 5 de la Constitution de 1958, fondement des interprétations constituantes. Considérations épistémologiques sur les rapports entre factualité et normativité, dans les actes du Congrès de Nancy ; Frank David, Président de la République, garant de la cohésion sociale, Revue française de droit constitutionnel, 2004, pp. 533 à 566)
Cependant, il faut noter que cette souplesse et cette plasticité ne se meuvent que dans un cadre constitutionnel scrupuleusement tracé et limité par le constituant.
Ainsi, en République Démocratique du Congo l’on peut relever quelques manifestations constitutionnelles de l’article 69 : le pouvoir de dissoudre l’assemblée nationale en cas de crise persistante entre celle-ci et le gouvernement (article 148) ; le pouvoir de dissoudre une assemblée provinciale ou de relever un gouverneur de province de ses fonctions en cas de crise persistante entre les deux pôles (respectivement articles 197 alinéa 7 et 198 alinéa in fine) ; l’article 85 aussi constitue une expression constitutionnelle de l’article 69 en ce qu’il donne pouvoir au Président de la République de proclamer l’état d’urgence ou l’état de siège lorsque les circonstances graves menacent d’une manière immédiate l’indépendance ou l’intégrité du territoire national ou qu’elles provoquent l’interruption du fonctionnement régulier des institutions.
De ce qui précède, il faut retenir qu’il existe une autolimitation constitutionnelle de l’article 69.
Ce cadre étant posé, l’examen des faits de l’espèce s’impose.
S’agissant de la décision relative à la suspension de l’installation du Sénat, il faut indiquer que les dispositions de l’article 114 de la Constitution ont été violées. En effet, lesdites dispositions organisent sans équivoque le calendrier de l’installation des chambres parlementaires. Les mécanismes de ces dispositions ont été mis en branle par la décision n°37/CENI/BUR/19 du 15 mars 2019 portant annonce des résultats provisoires de l’élection des sénateurs du 15 mars 2019. Point n’est besoin de rappeler que lorsque la réunion interinstitutionnelle s’est tenue le 18 mars 2019, le délai constitutionnel de 15 jours avait déjà commencé à courir (Chaque Chambre du Parlement se réunit de plein droit en session extraordinaire le quinzième jour suivant la proclamation des résultats des élections législatives par la Commission électorale nationale indépendante…, extrait de l’article 114 de la Constitution). Force est de constater qu’en fait comme en droit, l’article 69 de la Constitution est inopérant dans ce cas.
Sans fondement juridique, le Président de la République s’est donc permis de suspendre des mécanismes constitutionnels et institutionnels mis en mouvement par le fait du texte de la Constitution.
En outre, la décision de la CENI sus évoquée sort un autre effet de droit, à savoir elle ouvre la voie au contentieux relatif à cette élection.
Avec la décision du Président de la République, que reste-t-il du contentieux lié à l’élection des sénateurs ?
Pour ce qui est du report sine die des élections des gouverneurs de provinces, il convient de mettre en lumière le fait que le Président de la République se soit arrogé, par le fait du prince, un pouvoir de substitution en termes de compétences. Il s’est offert un don d’ubiquité institutionnelle dans la mesure où il revient à la CENI de prendre une telle décision en toute indépendance.
Seul l’Etat dispose de la compétence de sa compétence ! Le Président de la République n’en dispose aucunement. Conformément à l’article 79 de la Constitution, il statue par voie d’ordonnance (et non par voie de communiqué) de manière strictement encadrée par le constituant.
3. De l’ouverture d’une enquête en procédure de flagrance
En droit public, les compétences sont d’attribution ! Le principe « qui peut le plus, peut le moins » est quasi irrelevant en cette matière. Les compétences doivent être tirées d’un texte juridique pour fonder l’action d’une autorité. En l’espèce, il est impératif de faire observer que le pouvoir d’enjoindre le Procureur Général près la Cour de Cassation dans le but d’ouvrir une enquête ou d’initier une instruction préparatoire portant sur des faits infractionnels revient au Ministre de la Justice, et ce conformément à la loi organique n° 13/011-B du 11 avril 2013 portant organisation, fonctionnement et compétences des juridictions de l'ordre judiciaire, spécialement en son article 72. Le Président de la République ne dispose donc pas d’une telle prérogative. Il aurait dû instruire le Ministre de la Justice afin que ce dernier enjoigne au Procureur Général près la Cour de Cassation aux fins ci-dessus mentionnées.
De plus, en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, une autorité exécutive doit se refuser de donner une orientation à la nature de l’enquête à mener par le Procureur.
D’où, l’indication enquête « en procédure de flagrance » constitue une émasculation de l’autorité et de l’action du Procureur.
Conclusion
Notre propos ne s’inscrit pas dans le cadre d’un désintérêt par rapport au combat contre la corruption mené par le Président de la République. Bien au contraire, nous l’y encourageons vivement.
Seulement, en tant que citoyen nous avons l’obligation républicaine de participer à l’édification de l’Etat de Droit. Et l’Etat de Droit proscrit le déni du droit de la forme et du fond même quand le salut de la nation est en jeu. L’article 145 de la Constitution sur l’enserrement juridique de l’état d’urgence ou l’état de siège est assez éloquent à ce sujet.
Il est donc possible d’arriver à combattre certains fléaux sociétaux avec le droit et non contre le droit.
L’éthique est une sève vivifiante pour le Droit. Opposer les deux notions demeure dans l’ordre de l’entretien intentionnel de l’arbitraire.
Chris SHEMATSI, Avocat.