RDC : la rupture de l’accord de Genève du 12 novembre 2018, l’appel nocturne de Tshisekedi et les dessous du rôle de l’UNC

Les 7 Leaders d'opposition en conférence de presse après signature de l'accord à Genève (Ph. Kofi Annan Foundation)

Le 12 novembre 2018, alors que l’accord de Genève désignant Martin Fayulu comme candidat unique de l’opposition vient tout juste d’être signé, Félix Tshisekedi et Vital Kamerhe annoncent leur retrait, provoquant une onde de choc dans les rangs de l’opposition et dans le parti de Tshisekedi, l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS). Ce retrait marque une rupture décisive et suscite des tensions internes que Peter Kazadi et Augustin Kabuya, deux figures de l’UDPS, relatent le 12 novembre 2024 à Kinshasa devant les membres du parti.

Kazadi se souvient du moment où la décision est tombée. “La nouvelle est tombée vers 19 heures. Il y avait une cabale contre Tshisekedi à Genève”, explique-t-il. La base de l’UDPS, attachée à la candidature de Tshisekedi, perçoit cet accord comme une menace, et la pression monte rapidement. Kazadi indique qu’Augustin Kabuya, alors secrétaire général adjoint, est le premier à s’opposer publiquement à l’accord sur Twitter, exprimant le rejet de la base pour cette décision imposée.

Dans la nuit, Félix Tshisekedi contacte certains cadres et leur donne pour mission de calmer les militants. “Il nous a dit d’aller au siège et de dire à la base qu’il allait retirer sa signature”, raconte Kazadi. Dès l’aube du 13 novembre, Kazadi et Kabuya se rendent au siège de l’UDPS pour exécuter cette consigne. Ils y découvrent une scène chaotique, le siège étant envahi par des militants en colère qui rejettent l’idée que Tshisekedi se retire de la course présidentielle au profit de Fayulu. “Il n’y avait aucun autre cadre du parti”, se rappelle Kazadi.

Jean-Marc Kabund, alors secrétaire général du parti, arrive peu après. Cependant, à la surprise de Kazadi et Kabuya, Kabund adopte une position stricte, estimant que Tshisekedi, en retirant sa signature, a trahi l’accord de Genève et, par extension, le parti, selon Kabuya et Kazadi. Toujours selon les mêmes sources, Kabund propose même d’exclure Tshisekedi de l’UDPS. “Dans le bureau de Kabund, il nous a dit que Félix avait trahi le parti et qu’aujourd’hui, nous devions le chasser”, rapporte Kazadi. Cette proposition surprend Kazadi, qui se lève immédiatement pour s’opposer à Kabund. “Je me suis levé et je me suis opposé”, explique-t-il, mais Kabund le rabroue : “Toi, tu es toujours comme ça. Va te battre pour devenir député.”

Augustin Kabuya tente également de calmer les esprits face à Kabund, mais celui-ci reste ferme dans sa décision de vouloir sanctionner Tshisekedi. “Kabund était furieux”, relate Kabuya. Le dialogue est tendu, Kabund allant jusqu’à menacer d’appeler les militants pour disperser Kabuya et Kazadi. “Il m’a dit : ‘Je vais demander aux combattants de l’UDPS de venir vous tabasser ici si vous continuez à défendre Tshisekedi’”, se souvient Kabuya. Malgré cette intimidation, Kabuya reste ferme, réitérant qu’il est nécessaire de protéger la candidature de Tshisekedi pour préserver la cohésion du parti.

Dans cette atmosphère tendue, Kazadi et Kabuya mobilisent alors les ligues de jeunes et de femmes du parti, qui se rangent de leur côté pour soutenir Tshisekedi. Des manifestations éclatent devant le siège de l’UDPS, où des pneus sont brûlés en signe de protestation contre l’accord de Genève. Selon Kabuya, certains cadres de l’Union pour la Nation Congolaise (UNC), dont Billy Kambale et Sele Yemba, se joignent à la mobilisation pour montrer leur solidarité. “Nous leur avons dit : ‘Mettez aussi la pression sur Kamerhe comme nous le faisons pour Tshisekedi’”, rapporte Kabuya, renforçant ainsi l’alliance entre les partisans de l’UDPS et de l’UNC.

Cette mobilisation de la base s’avère délicate, mais utile pour maintenir Tshisekedi dans la course. Kazadi affirme que, sans la vigilance et le soutien des militants, l’histoire aurait pu tourner différemment. “Si la base n’était pas vigilante, nous ne serions pas là aujourd’hui”, affirme-t-il, soulignant l’importance de cette réaction populaire qui, selon lui, a “réhabilité” Tshisekedi et permis de préserver sa candidature.

Grâce à ce soutien populaire et à l’union des cadres de l’UDPS, le retrait de Tshisekedi de l’accord de Genève devient un point de départ pour la formation d’une nouvelle alliance : le Cap pour le Changement (CACH), scellant un partenariat stratégique entre Tshisekedi et Kamerhe pour l’élection présidentielle.

Après le retrait de l’accord de Genève et les tensions qui ont suivi, les principaux protagonistes de l’UDPS et de l’opposition congolaise ont emprunté des trajectoires politiques différentes, qui ont redessiné le paysage politique de la République démocratique du Congo.

Félix Tshisekedi : vers la présidence

Après avoir retiré sa signature de l’accord de Genève, Félix Tshisekedi s’allie à Vital Kamerhe pour former le “Cap pour le Changement” (CACH). Tshisekedi devient le candidat de cette coalition à la présidentielle de décembre 2018, avec Kamerhe comme son principal allié et futur chef de cabinet en cas de victoire. Aux élections, Tshisekedi est proclamé vainqueur, marquant la première alternance démocratique de la RDC. Son accession à la présidence est toutefois contestée par Martin Fayulu, qui revendique la victoire en affirmant avoir obtenu la majorité des voix. Cependant, la Cour constitutionnelle valide l’élection de Tshisekedi, et il est officiellement investi président en janvier 2019.

Vital Kamerhe : un partenaire devenu chef de cabinet

Vital Kamerhe, en s’alliant avec Tshisekedi, obtient la promesse de devenir son directeur de cabinet en cas de victoire. Après l’élection, il assume ce rôle stratégique, contribuant aux grandes orientations du pouvoir exécutif aux côtés du président. Cependant, leur alliance connaît un revers en 2020, lorsque Kamerhe est accusé de détournement de fonds publics dans le cadre du programme d’urgence de Tshisekedi. Jugé et condamné à 20 ans de travaux forcés pour corruption, il est incarcéré avant d’être libéré en 2022. Sa carrière politique est ébranlée, même s’il continue à jouer un rôle en coulisse.

Martin Fayulu : une opposition intransigeante

Martin Fayulu, choisi comme candidat commun par l’accord de Genève, ne reconnaît pas la victoire de Tshisekedi. Il qualifie le scrutin de “hold-up électoral” et continue de revendiquer la présidence, se présentant comme le “président élu” aux yeux de ses partisans. Son refus de reconnaître le gouvernement de Tshisekedi le pousse à adopter une posture d’opposition intransigeante, faisant de lui une figure centrale dans la critique du pouvoir actuel. Depuis lors, Fayulu a maintenu une pression constante sur Tshisekedi, appelant à des réformes électorales et à davantage de transparence.

Jean-Marc Kabund : un fidèle devenu opposant

Jean-Marc Kabund, secrétaire général de l’UDPS lors de la rupture de l’accord de Genève, est resté proche de Tshisekedi dans un premier temps, accédant même au poste de premier vice-président de l’Assemblée nationale. Toutefois, des tensions internes et des divergences sur la gestion du parti et du pays finissent par fragiliser sa position. En janvier 2022, il est destitué de l’UDPS, accusé de trahison après avoir annoncé sa démission de l’Assemblée nationale sans consulter le parti. En juillet 2022, il crée son propre parti politique, l’Alliance pour le Changement, et devient un opposant virulent au régime de Tshisekedi. En août 2022, il est arrêté pour “outrage au chef de l’État” et autres accusations, puis condamné en 2023 à sept ans de prison.

Peter Kazadi : de cadre à ministre de l’Intérieur

Peter Kazadi, cadre influent de l’UDPS et l’un des défenseurs acharnés de Tshisekedi lors de la rupture de l’accord de Genève, reste fidèle au président. En reconnaissance de sa loyauté, Kazadi est progressivement intégré dans les cercles décisionnels du pouvoir. En mars 2023, il est nommé vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur, un poste clé qui le place en première ligne des politiques sécuritaires du gouvernement. Aujourd’hui, Kazadi est député national et continue de jouer un rôle stratégique dans le soutien au président

Augustin Kabuya : l’ascension et les luttes internes

Augustin Kabuya, secrétaire général adjoint de l’UDPS lors des événements de Genève, se montre déterminé à défendre la candidature de Tshisekedi, mobilisant les bases du parti aux côtés de Kazadi. Après l’accession de Tshisekedi à la présidence, Kabuya gravit les échelons pour devenir secrétaire général de l’UDPS. Cependant, en août 2024, il est déchu de ses fonctions par la Convention démocratique du parti, une décision qu’il conteste en dénonçant une violation des statuts de l’UDPS. Malgré cette éviction, Kabuya conserve une influence et sa place au sein du parti, notamment auprès de la base militante.

La rupture de novembre 2018 n’a pas seulement marqué un tournant dans la stratégie électorale de l’opposition ; elle a également redéfini les alliances et les ambitions de ses principaux acteurs, dont les parcours continuent de peser sur l’avenir politique de la RDC.