Confidences du chauffeur du Ministre
Il m’a avoué avoir besoin de changer d’air, mon patron l’ex-futur ministre des Affaires Stratégiques et Tactiques. J’ai donc conduit Son Excellence au creux de la ville profonde. Ah ! Égale à elle-même, la capitale ! Ville surprenante, vertigineuse, aux multiples surnoms aguichants comme feux d’artifice multicolores ; mais aussi, à l’inverse, comme chimères des scintillements éphémères des lucioles… Kinshasa-Kin-Malebo-Lipopo-Léo’Ville !
Téméraire j’ai conduit mon ex-ministre dans les méandres tortueux des quartiers interlopes aux noms et codes de guerre tels « Paka-Djuma », « Okinawa », « Kata-Kata », « Bitshaku-Tshaku », « Mangembo », « Kebe-Kebe », « Mont-des-Lézards », etc. J’ai justifié à Son Excellence la pertinence de cette ballade comme étant un entraînement électoraliste auprès des électeurs potentiels, quoique marginalisés, et surtout majorité soi-disant silencieuse.
Parcours de combattant que d’obtenir un visa d’entrée au quartier Paka-Djuma où nous nous sommes rendus. Visa accordé par le « chef du quartier » qui est en fait une sorte de chef de bande. D’ailleurs dans tous ces quartiers périphériques, presque à l’abandon, les « chefs de quartier » sont des « souverains » sans foi ni loi. Cela ne les empêche pas d’adopter des surnoms de rêves hollywoodiens : alias « Durango », alias « Buffalo-Bill », alias « Tarzan », alias « Windy », alias « Django », alias Muhamed Ali », etc.
Mon patron l’ex-ministre en était à trembler de frayeur, s’attendant à tout moment à des coups de force inattendus. Mais enfant héritier de ces quartiers turbulents, je l’ai rassuré : je connaissais tous les codes et les protocoles souterrains, top-secrets…
…Puis, en fin de parcours, à l’invitation du chef Durango, nous nous sommes arrêtés dans un nganda-bar de fortune. Au milieu des ruisseaux nauséabonds, serpentant le quartier Paka-Djuma de bout en bout, avec des confluents et des affluents à travers des parcelles et des abris improbables, inondables à souhait. Dans le nganda-bar, seule consommation de luxe (en guise sans doute d’ « apéritif ») : du jus de gingembre à l’arôme de chanvre. Mon patron et moi-même avons hésité, puis avons fait semblant de déguster, mais du bout des lèvres. Lorsque j’ai annoncé à Durango qu’il était en face d’une … « Excellence », aussitôt le « chef de quartier » a alerté son « protocole » féminin, constitué d’ailleurs de mineures filles –mères. Il n’a pas fallu longtemps pour que notre table soit garnie de plats chauds à l’étouffé, faits essentiellement de testicules de chauve-souris grillés et de croupons de porc-épic braisés. Les filles-mères ont tenu à nous accompagner à table ; elles ont passé le temps à des conversations délurées entre elles, et à des rires indécents. Loin, très loin des discours médiatiques dominants ; loin, très loin des douleurs d’enfantement du nouveau gouvernement ; loin, très loin du Covid-19… Ah ! En vérité, en vérité, je le dis : on était là sur une autre planète !
Son Excellence Monsieur l’ex-ministre paraissait quelque peu désemparé devant cette ambiance gastronomique et festive décalée. Mais il a fini par se rasséréner au contact de la bonne humeur ambiante.
A la fin du repas, le chef Durango a poussé la courtoisie et le devoir d’hospitalité jusqu’à raccompagner son hôte de marque à la voiture garée à la lisière sécurisée du quartier.
… C’est sur le chemin du retour que Son Excellence se rendra compte que ses cinq téléphones VIP ont disparu. Or, surprise, le surlendemain, l’une des hôtesses filles-mères est passée chez moi , sur ordre du chef Durango, afin de remettre entre les mains de mon patron l’ex-ministre, les fameux appareils disparus on ne sait comment, et retrouvés on ne sait comment… Et tout ça, sans contrepartie !
(YOKA Lye)
07- 04- 2021