Aujourd'hui, ACTUALITE.CD vous propose cette note du Groupe d’étude sur le Congo (GEC), projet de recherche installé à l’Université de New York (USA), piloté par le chercheur Jason Stearns
Des « signes de rupture », des « pas dans la bonne direction », des « gestes positifs »… Ces éléments de langage reviennent souvent lorsqu’il s’agit de qualifier les premiers mois de Félix Tshisekedi à la tête de la République démocratique du Congo. Il s’agit là sans doute d’un brin d’optimisme après les 18 années difficiles du règne de Joseph Kabila, son prédécesseur. Près de deux décennies marquées, entre autres, par les graves violations des droits de l’homme, l’expansion de l’insécurité dans le pays et les détournements de fonds publics. « Nous avons vécu au cours des décennies des périodes d’incertitudes et d’extrêmes tensions dans un climat politique non apaisé », rappelait d’ailleurs Félix Tshisekedi, le 24 janvier, lors de son discours d’investiture, à Kinshasa.
Depuis, 100 jours se sont écoulés. Et beaucoup s’interrogent aujourd’hui sur la direction réelle que la RDC pourrait prendre sous Félix Tshisekedi. Le nouveau chef de l’État sait-il où il voudrait bien conduire le pays ? « Il le sait, mais je ne crois pas qu’il nous y conduise déjà, observe, lucide, un député proche de son entourage. Les choses seront plus précises après la mise en place du gouvernement. » En attendant, quelques indices peuvent nous permettre déjà de jauger la vision de Félix Tshisekedi pour la RDC. Il s’agit notamment de ses confidences, ses sorties médiatiques, mais aussi ses engagements.
À l’extérieur du pays, Félix Tshisekedi prétend vouloir « déboulonner le système dictatorial qui était en place » en RDC. C’est ce qu’il a lâché « sans peur », le 4 avril, lors d’un atelier de réflexion sur la politique étrangère, organisé par le think tank américain Council on Foreign Relations, à Washington D.C.
À Kinshasa, ces propos n’ont pas plu à la famille politique de l’ancien président avec laquelle il est pourtant en alliance pour former un gouvernement. Des proches de Joseph Kabila ont alors levé le ton, prévenant qu’ils ne se laisseront pas faire. D’autant que le Front commun pour le Congo (FCC), plateforme de leur “autorité morale”, a raflé l’essentiel des sièges au Parlement et aux assemblées provinciales. Et l’ancien président conserve encore une mainmise sur l’appareil sécuritaire du pays. Décodage : nous sommes prêts à en découdre. Alors, très vite, dans l’entourage de Félix Tshisekedi, l’on a fait appel aux sapeurs-pompiers pour éteindre le feu. Ce n’est pas le moment d’engager le bras de fer. De toutes les façons, ce n’est pas Joseph Kabila qui était visé par la déclaration de son successeur, prétendent-ils désormais en substance. Vraiment ?
En attendant, avec un programme de campagne assez vague et des déclarations d’intention ou des documents pas tout à fait détaillés, il est aujourd’hui difficile d’évaluer l’action du nouveau président. Le candidat Tshisekedi promettait de ramener la sécurité, de mobiliser « une enveloppe budgétaire de 86,71 milliards de dollars », répartie sur dix ans. Comment y parviendra-t-il ? D’autant qu’il ne dispose pas encore des moyens de sa politique.
Dans ces conditions, malgré les mesures encourageantes que Félix Tshisekedi a pu prendre - grâce présidentielle, libération des prisonniers politiques et d’opinion, ouverture des radios et télés privés, fermeture de quelques cachots de l’Agence nationale de renseignement, programme d’urgence axé essentiellement sur la construction et la réhabilitation des routes et des ponts entre autres -, il ne lui sera pas facile de développer une vision politique. Le nouveau président paraît pris au piège : entre promesses de rupture faites aux Congolais et impossibilité immédiate de s’affranchir de Joseph Kabila, son « partenaire de l’alternance », selon ses propres termes, il se retrouve ainsi dans une situation inconfortable. Pour mieux comprendre les défis auxquels il fera face dans deux domaines - les réformes du système électoral et dans les services de sécurité -, nous avons parlé à six hauts gradés de l’armée.
Pour tenter de rééquilibrer les rapports de force, Félix Tshisekedi sait qu’il doit procéder à des réformes dans divers secteurs de la vie nationale. Système de sécurité, système et processus électoraux, pouvoir judiciaire, … Des chantiers bien délicats où des dignitaires du régime de Kabila tiennent à préserver mordicus leurs avantages. Peu importe si la plupart de ces privilèges ont été, très souvent, mal acquis. Ironie du sort : en l’état actuel des choses, le nouveau président ne peut enclencher aucune réforme sans l’aval de Joseph Kabila qui détient la majorité parlementaire.
Contactés sur le sujet, deux officiers, encore placés à la tête de services de sécurité ou de commandements militaires, cachent à peine leur loyauté indéfectible à Joseph Kabila. Ils font partie de ces hauts gradés qui ont mené la campagne victorieuse de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), en mai 1997. L’ex-président, alors jeune afande, faisait partie de l’épopée. Près de vingt ans plus tard, beaucoup de ces anciens compagnons de lutte ont su mettre en place un système d’enrichissements personnels, comme l’ont démontré différents rapports de chercheurs indépendants, voire ceux d’experts onusiens. L’affairisme de certains d’entre eux, notamment dans l’exploitation illégale des ressources naturelles dans le territoire de Beni, n’est pas étranger à la persistance de l’instabilité dans cette partie de la RDC. D’autres sont régulièrement cités pour des cas de violations des libertés publiques et des droits fondamentaux.
Le défi pour Félix Tshisekedi sera de transformer cette armée-fait privé en une « institution véritablement républicaine », comme il l’a promis. Mais comment compte-t-il y arriver ? Pour l’instant, il s’appuie essentiellement sur son allié Vital Kamerhe, devenu son directeur de cabinet, transfuge du système de Kabila, qui a conservé quelques entrées au sein de l’appareil sécuritaire. Mais, en réalité, en l’état actuel des rapports de force, rien ne pourra changer sans l’accord de Joseph Kabila et de ses généraux. D’ailleurs, en privé, certains d’entre eux confient qu’ils ont milité pour que la passation de pouvoirs se déroule dans le calme entre le président sortant et l’entrant. Ils s’attendent à un retour de l’ascenseur. Plus concrètement, à la préservation de leurs avantages. À la rigueur, contactés par le GEC, d’autres se disent prêts à accepter des mutations à l’intérieur du pays ou à l’extérieur, au sein des représentations diplomatiques. « Toute révocation sera perçue comme de la provocation », résume l’un d’entre eux.
Sans doute moins casse-gueule mais tout aussi glissant, le chantier de la réforme du système électoral. Bien qu’il soit l’un des bénéficiaires du chaos et des irrégularités des élections du 30 décembre 2018, Félix Tshisekedi répète qu’il faut penser à des « ajustements appropriés » du système électoral. Les allégations de corruption massive pendant les scrutins indirects pour les sénateurs et les gouverneurs ont renforcé le mécontentement autour des élections. Le mandat de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) expire en juin et le président de la République jouera un rôle clé dans la nomination de nouveaux membres.
Mais jusqu’où Félix Tshisekedi souhaite-il aller dans cette éventuelle réforme du système électoral ? Pour l’instant, le débat campe autour du dispositif législatif et réglementaire : on s’interroge s’il ne faut ne pas changer le mode de scrutin pour les sénateurs et les gouverneurs, passer du suffrage indirect au suffrage direct. Il n’est pas encore question d’une réévaluation profonde du système électoral. Le président y pense-t-il ? Rien n’est moins sûr. Mêmes incertitudes pour ce qui est du pouvoir judiciaire, pourtant trop souvent décriée lors des contentieux électoraux.
« Le pays navigue à vue. On ne sait pas vraiment quelle direction le commandant de bord va prendre », confie un de ses proches. Problème : ce flou artistique concerne plusieurs questions d’intérêt national, à l’instar de la législation minière, du positionnement de la RDC sur la problématique du changement climatique, des axes prioritaires du projet de société du nouveau président au-delà du « programme d’urgence », …
Dans son entourage, l’on se veut toutefois rassurant. La formation d’un nouveau gouvernement permettra d’éclaircir ces zones d’ombre, nous promet-on. Faudra-t-il déjà que Félix Tshisekedi propose un projet de société plus détaillé pour qu’on puisse évaluer sa vision.