L’ANR et son nouveau département d’intelligence économique et financière : le chiffre 1 qui manquait au 99 pour faire 100 ?

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Par Prof. Piaget B. MPOTO, Stratège et Chercheur au CRESH

C’est par une ordonnance présidentielle, rendue publique ce 12 août 2024 par la très célèbre spokeswoman du Chef de l’Etat, Tina Salama, que le public congolais a été informé de la mise en place d’un quatrième département dédié à l’intelligence économique et financière au sein de l’Agence Nationale de Renseignements, ANR en sigle.

Occasion pour nous, Stratège et Expert en la matière de faire le point sur ce cette troisième roue qui a tant manqué au « tricycle ANR » pour sa bonne marche, et ce, depuis belles lurettes. 
D’entrée de jeu, point n’est besoin de rappeler que 35 ans déjà, depuis la fin de la guerre froide, les menaces contre les Etats ne cessent de se multiplier, de se déplacer et de se diversifier. Plus changeantes que naguère, elles émanent de groupes terroristes, des groupuscules armés, d’organisations criminelles, d’États et de
réseaux proliférants, de pirates, de frappeurs, etc. Elles prennent leur source dans des conflits déstabilisateurs, autour de tensions sur les ressources énergétiques et les ressources naturelles, sans parler des cybers menaces, nouvelles et en plein développement et de l’espionnage qui est une vieille menace, toujours aussi active. Ce monde, devenu complexe, incertain, mouvant, imprévisible, a profondément modifié nos perspectives
stratégiques.
La connaissance et l’anticipation sont depuis lors jugées essentielles pour la capacité
d’action et la sécurité d’un pays. Aujourd’hui, le monde tel qu'il va, la souveraineté d'un Etat, la capacité d'un Gouvernementà prendre en main son destin et à se protéger dépend de plus en plus de la qualité de sesservices de renseignements, tant sur le plan intérieur qu’extérieur.
Comme souligné précédemment, il était fini le temps du monde bipolaire où l'ennemi était
clairement identifié. Aujourd'hui, la menace est partout. La RDC n’étant pas épargnée, il lui faut donc tout à la fois identifier les menaces existantes et développer les outils qui permettent d'y faire face et en
même temps savoir anticiper ce que l’on ne sait pas encore, cette part d'incertitude
irréductible qui structure notre monde.

Ceci étant, face à l'imprévisibilité de notre époque, face à des ennemis qui se multiplient etqui ne sont plus seulement des Etats mais les acteurs d’un genre nouveau, face à la révolution technologique qui s'enchaîne et s'accélère, le département d’intelligence économique et financière au sein d l’ANR tombe à point nommé. 

Tenez ! Avec la globalisation, notre monde connait une transformation économique sans précédent à cause non seulement du nombre pléthorique des acteurs économiques et de la diversité des secteurs dans lesquels ils interviennent, mais aussi et surtout à cause du développement des moyens techniques qui favorisent la mondialisation.

Cet état de choses constitue un défi sécuritaire majeur, pour les services de renseignement, en ce que tous les intervenants dans ce village planétaire ne sont pas forcément animés de la bonne foi et ne sont pas non plus les enfants de cœur. Le crime organisé et diverses organisations illégales y prospèrent aussi, à cela faut-il ajouter les loups solitaires, menaçant ainsi les États et leurs citoyens. Il est donc devenu impérieux pour les États, à travers leurs services de renseignements, dans leur mission d’assurer la sûreté et la sécurité interne et externe de l’État, de pouvoir veiller au grain pour minimiser, si pas endiguer les activités criminelles qui s’engouffrent dans les failles et fissures de la mondialisation.

Ceci étant, le nouveau Département d’Intelligence Economique et Financière est invité à :

  • Une parfaite maitrise des flux commerciaux et financiers sur toute l’étendue du territoire nationale et à l’étranger : Parmi les domaines à surveiller dans le monde actuel empreint de mondialisation, il y a les flux commerciaux et financiers. Le Département d’Intelligence Economique et Financière est dans l’obligation de connaitre ce qui se passe dans les échanges commerciaux internationaux et dans les différents mouvements internationaux des capitaux. C’est le moyen par excellence pour détecter les opportunités pour les entreprises congolaises, anticiper les dangers et se préparer aux contraintes. Par l’érection de ce nouveau département, l’ANR est donc appelé à se spécialiser dans ces domaines afin de permettre à la RDC de ne pas perdre le contrôle face aux entités non étatiques qui, par le processus de la mondialisation, sont en train de traverser les frontières sans aucune autorisation ou presque.

Signalons aussi que les flux massifs de capitaux peuvent procurer des avantages économiques considérables aux pays en développement, mais, s’ils sont mal gérés, ils peuvent aussi provoquer une surchauffe de l’économie, accroître la volatilité du taux de change et se solder par un exode. Ceci révèle à quel point la RDC ne peut pas que désirer les investissements, mais elle doit aussi en connaitre l’origine et en desceller les visées. Cela peut éviter la prise en otage de l’économie du pays par certains groupes sans âme, et au pire des cas, par des groupes mafieux ou terroristes. 

Le DIEF pourra permettre à la RDC d’attirer les bons investissements et d’en éviter les mauvais ; encore faut-il mentionner que les flux des capitaux ne signifient pas flux des investissements, car tous les capitaux ne sont pas forcément des investissements.

  • La capacité de détecter de nouveaux marchés pour les entrepreneurs congolais et de découvrir les risques cachés : À première vue, il se peut que toute personne non avertie se pose des questions sur la nécessité d’impliquer les services de renseignements dans la recherche des marchés et des débouchés pour les entreprises congolaises, étatiques ou privées soient-elles. Pourtant, dans ce monde imbu de velléités de concurrence et de domination, où il existe une forte interpénétration des marchés, tout État responsable met à la disposition des entreprises des données leur permettant de faire des choix rapides et payants dans leur recherche de débouchés. Moralement et juridiquement, les États nient souvent certaines interventions dans ce domaine, mais clandestinement, il y a même des coups bas entre États partenaires pour l’acquisition des parts de marché ou encore pour décrocher certains contrats juteux. Les affaires (scandales) des entreprises françaises comme Alstom, Alcatel, ou BNP Paribas face aux USA sont une parfaite illustration.

Les méthodes utilisées par les Américains pour avoir des informations sur leurs concurrents et garder le monopole frôlent l’espionnage sous couvert des affaires judiciaires. Nous pouvons en dire autant de la récente crise des contrats des sous-marins australiens avec Naval Group. Le Département d’Intelligence Economique et Financière sera donc obligé de se battre dans ce domaine complexe, dans le but de protéger les intérêts de la RDC et de détecter de potentielles parts des marchés au bénéfice des producteurs congolais.

Toutefois, il ne s’agit pas que de trouver des parts de marchés, encore faut-il en découvrir les risques cachés afin d’éviter des choix dangereux. Les entreprises concurrentes ou partenaires ne mettront jamais toutes les informations à la disposition des entrepreneurs congolais ; c’est la responsabilité du DIEF de découvrir les informations cachées tout en prenant les précautions nécessaires afin de ne pas se retrouver pris dans l’espionnage. C’est toute la complexité du travail de renseignements dans ce domaine : « faire des choses dont vous ne voudriez pas être accusés ».

En sus, l’industrialisation de la RDC n’est pas qu’une affaire des échanges techniques entre États ; aucun État, ami soit-il, ne peut aider la RDC à avoir des technologies qui menaceront leur leadership. Nous n’allons pas nous attendre à ce que le Japon aide la RDC à fabriquer des véhicules pouvant concurrencer Toyota ! Nous ne pouvons pas espérer que la Thaïlande montre à la RDC les techniques de production de riz ! Il est impensable que les États qui achètent à bas coût les matières premières de la RDC donnent à cette dernière les technologies permettant de transformer ces matières premières elle-même ! Les pays comme la Russie ou l’Arabie saoudite ne peuvent pas aider la RDC à produire du pétrole sachant que plus de pétrole sur le marché va faire effondrer les prix ! Quel que soit le niveau de coopération technique que la RDC peut avoir avec les pays industrialisés, elle ne peut s’en sortir si ses services de renseignements (DIEF) ne percent pas certains mystères scientifiques par des moyens non conventionnels. Ça parait immoral, mais la morale n’est pas le fort des services de renseignements.

  • La réelle capacité de lutter contre la cybercriminalité sous toutes ses formes : La mondialisation a apporté à l’humanité des opportunités aussi bien inestimables que diverses, cependant, tout n’est pas rose. La circulation massive des données personnelles et celles des entreprises, des finances et d’autres types d’informations utiles, suscitent la convoitise et les méfaits de tous genres qui y vont avec. C’est ainsi que le darknet et d’autres actions et techniques de cybercriminalité ne font qu’augmenter au fil des ans. La responsabilité des services de renseignements c’est aussi de s’assurer que les auteurs de ces actes soient traqués et mis à la disposition de la justice. Et au cas où il est impossible de les atteindre, il est au moins impérieux de les empêcher d’agir en toute liberté. 

En clair, l’intelligence économique est aujourd’hui l’un des secteurs où les services de renseignements interviennent le plus. Les luttes armées entre États sont très souvent périodiques et temporaires, mais les luttes économiques sont permanentes et pérennes ; même les États amis se livrent souvent à des coups bas terribles comme nous l’avons illustré plus haut avec les affaires le contrat des sous-marins entre l’entreprise française Naval Group et l’Australie ; un contrat de 56 milliards d’euros rompu à l’avantage du fameux « AUKUS ».

Bref, il est des moments où les manœuvres sont tellement opaques et complexes que les entreprises, le ministère du Plan, les ministères de l’Économie et des Finances, et d’autres services intervenant dans ce domaine n’y voient que du feu. C’est là que le travail du nouveau Département d’Intelligence Economique et Financière devient indispensable et salutaire pour la RDC.

Prof. Piaget B. MPOTO, Stratège et Chercheur au CRESH (piagetmpoto@unikin.ac.cd ).