Nobili, cité congolaise située à la frontière avec l’Ouganda, en territoire de Beni (Nord-Kivu) a accueilli du 5 au 8 novembre une foire des femmes rurales qui ont exposé le résultat de leurs productions agricoles ainsi que leurs stratégies de développement socio-économique. Cette foire de quatre jours a connu un défilé, des expositions des produits agro-pastoraux, une tombola ainsi que des échanges d’expérience qui ont réuni plus d’une centaine des femmes venues de la Concession forestière des communautés locales (CFCL) de Banyangala-Kikingi située sur les hautes terre de Ruwenzori. Succès notable : ces femmes ont écoulé leurs produits, créé un réseau avec celles venues des autres régions de Beni et Lubero, et ont sensibilisé leurs homologues sur leurs stratégies de réussite à savoir des associations villageoises d’épargne et de crédit ainsi que des Kitebe, ces structure de solidarité et de vente groupée des produits agricoles.
Reportage
Nobili était stratégique pour accueillir cette foire des femmes rurales. Non seulement elle est située à la porte de l’Ouganda voisin, au pied du massif de Ruwenzori (Nord-Kivu), mais aussi elle est le symbole de la renaissance des activités agricoles dans une région qui a connu, il y a quelques années, un recul à la suite des attaques des rebelles ADF. Aujourd’hui, il n’y a plus d’attaque tout autour. Les rebelles ont été chassés des forêts, loin des frontières. Les paysans, y compris les femmes rurales, ont désormais accès à leurs champs et ont relancé l’agriculture pour nourrir leurs familles et faire de l’économie. Et quand tu entres à Nobili, dans des nombreuses parcelles, des fèves de cacao étalées sur des bâches servant de séchoir vous accueillent. Si pas des cacaos, des régimes de bananes. Nobili est donc aujourd’hui un grand centre de négoce des produits agricoles. Pour les organisateurs, il fallait donc choisir cette cité pour vanter le succès des femmes rurales.
Une première pour les paysans
Mardi 8 novembre, dès 7 heures, Nobili commence à accueillir les femmes rurales. Habillées à la marque de leurs associations villageoises d’épargnes et de crédits (AVEC) respectives, elles viennent pour la plupart de la CFCL Banyangala-Kikingi, sur les hautes terres du secteur Ruwenzori et sont pressées à prendre part à ces quatre jours riches d’activités. Avant d’atteindre le centre, une escale s’impose à Kikura, chef-lieu du groupement Banyangala où le coup d’envoi est donné. Après des allocutions, la centaine de participants se rangent sur des files et débutent une procession rythmée de fanfare qui les conduit au marché central de Nobili où un hangar est apprêté pour accueillir les stands des femmes venues exposer et vendre leurs produits agricoles. Des légumes, notamment des choux, tomates, aubergines et oignons aux bétails notamment des cobayes et chèvres, en passant par des haricots, des cossettes de maniocs, des fruits et des produits de l’artisanat. Uniquement des produits des CFCLs qui ont marqué des centaines de clients. Ils ont pris d’assaut des stands pour se procurer ces biens, et ont bénéficié en retour des billets leur donnant droit au tirage à la tombola.
Des paysannes gagnantes
Neema Kayihembako s’est réjoui d’avoir écoulé ses tomates d’équivalent de trente dollars américains en un jour.
«C’est depuis treize ans que je vends les tomates et m’aident à nourrir ma famille de sept enfants. Je n’ai jamais encaissé en une seule journée 30 dollars. Chaque jour du marché j’encaisse difficilement 15 dollars. Mais grâce à la foire, j’ai réussi le double, et ça m’épargne de la pourriture », se réjouit cette veuve dont le mari a été tué dans une embuscade des rebelles sur l’axe Mbau-Kamango il y a quelques années. Comme elle, Joséphine a également écoulé sa marchandise plus qu’attendu.
«En deux jours du marché, j’ai écoulé deux paniers de tomates (un panier coûte 50 dollars), alors qu’il me faut toujours trois séances du marché par écouler un seul panier. La foire nous a aidé, témoigne-t-elle, assises derrière ses tas de tomates. Ça m’épargne de la faillite que j’ai dernièrement connu quand toutes mes tomates ont pourri faute de marché de conservation».
Justin Vagheni, président du noyau des paysans de Kikingi témoigne que toutes les femmes de son village (19 Km de Nobili) qui sont venus vendre du haricot, des arachides et de l’huile de palme ont réussi à les écouler, gardant des bons souvenirs à cette première foire de vente de produits agricoles organisée dans leur région.
«C'était un meilleur rendez-vous entre les producteurs et les consommateurs. Il faut créer ces genres d'occasions pour aider les paysans à entrer en contact avec les potentiels clients qui découvrent ce que nous produisons et affichent des ambitions de contracter avec nous pour qu’on leur fournisse régulièrement nos productions», indique Justin Vagheni.
Pour Joël Muyisa, président de la société civile de Banyangala, cette foire agricole à révéler aux communautés que les femmes des concessions forestières ont la capacité de produire des aliments bio et débarrasser leurs cités des aliments produits à base des produits chimiques qui viennent de l’Ouganda et inondent le marché local.
«Nos villages sont frontaliers de l’Ouganda. Ici à Nobili, pour n’importe quel légume, les habitants aiment aller les acheter dans les localités ougandaises alors qu’en Ouganda, pour les produits agricoles destinés à l’exportation, ils utilisent des produits chimiques. Ce qui expose la santé de nos populations. Mais grâce à la foire, nous avons compris que les femmes de notre CFCL produisent des aliments bio. J’ai vu des tomates, des choux, des oignons, des aubergines et des pommes de terres produites dans les hautes terres de Ruwenzori», s’est facilité Joël Muyisa.
A en croire les organisateurs, plus de 2 000 se sont procuré des biens à la foire et ont par conséquent été éligible à la tombola qui a vu des enfants, femmes et hommes gagné près de 250 prix qui vont des sachets du sel à un kit solaire, en passant par des parapluie, des bidons vides, des tabourets à plastique, des thermos, des bassines, des pagnes et des matelas ainsi que des outils aratoires notamment des houes et des bèches. Bref, des biens essentiels pour les populations locales.
Avec leurs cinq billets, la famille de Soki a réussi à gagner un matelas, un thermos et un godillot, à la grande surprise des participants et des organisateurs.
«Mes enfants n’avaient plus de matelas, et leur thermos ne conservait plus de la chaleur. Il se rendait de fois à l’école avec retard parce que nous ne savions pas apprêter leur bouillie en temps. Maintenant j’ai un thermos, un bon», s’est-elle réjouie, sur fond de sourire.
Le dernier jour de la foire, les femmes se sont réunies dans une salle de conférence en vue d’échanger sur leurs activités, savoirs et stratégies de développement socio-économique.
AVEC et KITEBE, ces associations d’épargne et de crédit qui élèvent les femmes
En deux jours d’échanges d’expérience, 4 panels ont vécu, axés essentiellement sur le partage d’expériences en stratégie de promotion socio-économique des femmes des Concessions forestières de communautés locales. Dans la CFCL de Banyangala-Kikingi, deux stratégies ont forcé l’admiration de l’assistance : les AVEC (Association villageoise d’épargne et de crédit) et les KITEBE (structure de vente groupée de cacao). Des structures de solidarité, d’épargne et de crédit qui font le succès des paysans.
AVEC, la banque des femmes rurales
Jacques Paluku, secrétaire du conseil de sage de Banyangala-Kikingi, en dix ans, ils ont réussi à implanter au moins 27 associations villageoises d’épargne et de crédit. Disséminées dans les six villages de la CFCL (Kikingi, Kisuhi, Kaghanda, Kasangali, Kilungu et Irangyo), ces AVEC ont aidé les paysans à lancer leurs commerces pour les uns, et se doter des champs, des parcelles et d’autres biens pour les autres, ou encore à construire leurs maisons et scolariser leurs enfants pour les autres. Chaque semaine, les membres doivent verser une part sociale qui varie autour de 0.5 dollars américains seulement, en vue de récupérer même les démunis, et attendre se partager les dividendes au terme d’un cycle de 12 mois.
«Pendant les 12 mois, nous encourageons nos membres à s’apprêter de nos parts réunies, et doivent rembourser avec un taux d’intérêts de 10 % dans une échéance de trois mois. Certains pensent que nos taux de 10 % sont élevés mais non, c’est une convention qui nous arrange tous parce que nous savons qu’à la fin du cycle, nous allons nous partager ces bénéfices», explique-t-il.
Ce qui fait la différence avec les AVEC d’ailleurs c’est qu’à Beni, les animateurs de ces associations incitent les membres à la culture de crédit.
«On fait tout pour faire comprendre à nos membres que c’est seulement quand on fait rouler nos fonds que nous sortons gagnants et que nous boostons nos dividendes. Aussi, c’est une stratégie qui nous aide à débarrasser nos caissiers des masses d’argent dans une région où il n’y a aucune institution de microfinance où nous pouvons placer notre argent», explique Jacques Paluku, également secrétaire de la fédération des associations villageoises d’épargne et de crédit.
«Grâce à l’AVEC, j’ai réussi à scolariser mes deux fils. Ils ont décroché leurs diplômes de licence (BAC+5). Ces diplômes sont ma richesse. Je suis tellement riche», a témoigné Nziavake Kasuki, président de l’AVEC Neema Yetu (Notre grâce, en Swahili) de Kasangali.
Sylvie Kavira, membre de l’AVEC «Gala Letu (Notre caisse)» témoigne que l’association l’a aidé à lancer son commerce du riz et à s’acheter un champ dans lequel elle cultive du haricot, arachide, choux, soja, tomate et poireaux. «Je me suis emprunté 400 milles shillings ougandais (100 dollars), j’ai acheté un champ, j’ai produit mes cultures. Grâce aux dividendes, j’ai réussi à scolariser les six enfants de mes sœurs», se réjouit-elle.
Actuellement, les AVEC ont vu le nombre de leurs membres triplé : ils sont passés de 10 à 15 membres par AVEC en 2015 à 40 à 50 membres en 2024.
«Les AVEC ont aidé à autonomiser plusieurs femmes ainsi que des ménages. Chez nous, il n’y a pas de banques. Ceux qui veulent épargner le font dans des AVEC. Ceux qui veulent s’emprunter, ils n’ont que les AVEC comme structure de crédit. Actuellement, il y a des AVEC qui ont la capacité de prêter jusqu’à 4 000 dollars américains à un membre. Actuellement, la quasi-totalité des jeunes conducteurs de moto taxi ont leurs propres motos grâce aux AVEC. Des familles qui ambitionnent placent leur argent dans les AVEC pour espérer bénéficier d’un crédit qui va jusqu’au triple des parts placées, et elles réussissent à se construire des maisons», témoigne Espoir Kibwana, chargé de développement du village de Kikingi. Des faits qui témoignent des noms évocateurs des AVEC : «Tusaidiyane (entraidons-nous), Nyota ya asubui (l’étoile du matin), Maendeleo (Développement ou progrès), Sote tu inuke (Levons-nous ou Progressons ensemble)».
KITEBE, la stratégie de vente groupée qui fait la cote
Dans la région de Nobili où proviennent d’importantes quantités de cacaos, les paysans ont lancé d’autres structures de solidarité, d'épargne et crédit dénommées «Kitebe». Opérationnelles aux côtés des AVEC, ces structures n’ont pas pour part sociale de l’argent comme dans les AVEC mais plutôt de produits vivriers. Explication : un Kitebe c’est un regroupement d’une dizaine des cacaoculteurs qui contribuent chaque 15 jours 5 Kg de cacao chacun, et cela pendant un cycle de trois mois. Avec leurs productions groupées, ils cherchent un marché rémunérateur et partagent à chaque fin du cycle les bénéfices.
«Notre région fait face à un afflux des acheteurs de cacao. Ils ont tous besoin de la marchandise. Nous avions constaté que plus vous trouvez une quantité importante de cacao, plus ils vous gratifient avec un prix rémunérateur pour vous fidéliser. Ceux qui leur arrivent avec des tonnes de cacao ont un prix élevé que ceux viennent vendre quelques kilogrammes seulement. Etant des petits producteurs, nous avions décidé de nous grouper dans nos Kitebe pour grouper nos productions et bénéficier d’un marché rémunérateur. Dans tous les Kitebe, une part vaut 5 Kg et vous pouvez chaque fois verser des parts plus importantes selon votre capacité de production», explique Zawadi Nganda, présidente du collectif des associations féminines de Beni.
Les premières contributions de 5 Kg constituent un capital réservé aux emprunts pour ceux qui demandent des crédits à rembourser avec un taux de 10 %. Et tous ces fonds, parts bimensuelles et dividendes sont partagés à la fin du cycle trimestriel.
«Je ne rêvais jamais de construire ma propre maison. Mais aujourd’hui, je l’ai. Et il y a quelques années, quand on refoulait nos enfants de l’école faute de frais scolaire, on peinait à trouver du crédit. Nous allions jusqu’à vendre nos champs en vue de scolariser nos enfants, surtout ceux qui étaient en degré terminal. Mais actuellement nous ne pouvons plus revendre nos champs, nos principales ressources. Grâce aux Kitebe, nous trouvons du crédit facilement», se réjouit Ise Kaghiri, président du Kitebe Kawe Kawe (ta propre fortune).
Ces Kitebe aident les paysans à participer à la négociation des prix de leurs produits. Mais jusque-là, la stratégie ne s’applique qu’à la culture de cacao très prisée.
Des défis demeurent
Au-delà du cacao, d’autres cultures demeurent sans marché. C’est le cas du manioc qui est un aliment de base dans la région de Nobili. Avant, les paysans congolais évacuer leurs productions en Ouganda. Mais depuis que les localités ougandaises en produisent et suite à l’impraticabilité des routes de desserte agricole qui peuvent faciliter leur évacuation dans des grandes agglomérations de consommation comme Oicha et Beni, les paysans peinent à écouler leurs productions du manioc. Nziavake Syntiche, mère de 15 enfants dont dix aujourd’hui en âge scolaire vient de totaliser un mois sans réussir à écouler son sac de cossettes de manioc qui revient pourtant à 40 milles Shillings ougandais (près de 10 dollars américains).
«On fait une année pour produire le manioc. On les transporte au dos des hautes terres du massif de Ruwenzori jusqu’à atteindre Nobili au pied du massif. Et puis, on fait un mois sans vendre. Nous souffrons faute de marché», nous témoigne-t-elle sur fond de désespoir.
Pour d’autres cultures comme les légumes, les paysans peinent à les conserver. Ils encaissent régulièrement des pertes. «Il y a deux mois j’ai perdu deux paniers de tomates. Elles ont toutes pourri», nous confie Kavira.
Faute d’institutions de microfinance dans la zone, les femmes membres des AVEC et Kitebe peinent à trouver où placer leur argent rétribué à la fin de leur cycle d’affaires. Pour certaines qui les thésaurisent dans les maisons, elles endurent le calvaire de certains maris qui les prennent et engagent des dépenses non prévues.
«Actuellement, nous avons peur de dire à nos maris combien de parts nous détenons dans les Avec ou Kitebe. Certains prennent notre argent et s’en servent pour s’enivrer ou épouser des concubines. Notre richesse, c’est devenu également source de dispute dans plusieurs foyers», a révélé séante tenante une femme membre d’une Kitebe.
La responsable du service de genre famille et enfants en chefferie de Watalinga dans laquelle se trouve Nobili a plaidé pour l’éducation à l’approche genre et l’éducation financière en faveur de plusieurs familles qui gagnent de l’argent dans les AVEC et Kitebe mais ne savent pas planifier leurs dépenses.
«Nous voulons que ces structures deviennent des véritables moteurs de développement socio-économique dans nos entités», plaide-t-elle.
Organisée par le Centre d’appui pour le développement intégral en milieu rural (CADIMR) avec l’appui technique du Réseau CREF et financier de The Tenure Facility, cette foire s’est inscrite dans le cadre d’accompagnement des communautés dans la foresterie communautaire.
Claude Sengenya