RDC : Quid de l’Etat de droit en 64 ans d’indépendance ? (Tribune de Dr., Dr., Ambroise V Bukassa)

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En 1989, François Mitterrand Président de la République française à l’époque, avait réuni à La Baule les Présidents africains pour leur enseigner un chapitre du cours de Sciences politiques portant sur la Démocratie ; mais sans leur annoncer que la démocratie est une voie et non un but en soi, et que certains pays dirigés par des despotes éclairés on   t su amener leurs peuples au bien-être. 

A leur retour en Afrique, chaque Président respectivement dans son pays, commença par déboulonner les signes extérieurs du Parti Etat qu’il avait lui-même créé, pour le remplacer par le parti démocratique accompagné de la création d’un monstre baptisé Commission électorale indépendante ; témoignant ainsi aux yeux du monde occidental, la bonne assimilation de notions de démocratie apprises en France. 

Sans se lasser, le maître français qui entretemps avait changé de tête continua à professer à ses élèves, les éléments sur l’Etat de Droit, en omettant de leur toucher un mot sur l’importance de la morale dans la conduite des hommes, sur le respect du contrat social passé lors des élections et sans jamais leur dire qu’ils avaient sur leurs épaules la lourde responsabilité d’assurer un bien-être social à leurs concitoyens. Il avait aussi oublié de mentionner que dans un pays démocratique, celui qui parle le langage de la conscience et de la raison, qui n’affirme que ce qu’il sait et ne promet que ce qu’il espère possible, se verra supplanter par celui qui promet tout et flatte toutes les espérances : un démagogue, un menteur. 

Si on accepte que le français a été Maître donneur de leçons de bonne foi, on doit aussi admettre que son cours excathedra non suivi de travaux pratiques et non sanctionné d’un contrôle continu des connaissances a au delà de ses attentes, produit divers résultats dépendant du diapason et de la bonne foi de chaque élève. C’est le commencement de la danse de chauves et du démarrage de cette démocratisation électorale  qui a donné naissance aux : Parti démocratique pour frauder aux élections  à Brazzaville et Abidjan, Parti démocratique pour tripatouiller la constitution en Guinée et en Côte d’Ivoire, Parti démocratique pour arrêter les opposants surnommés terroristes au Mali et en Ouganda, Parti démocratique pour faire quarante ans au Pouvoir au Tchad et au Cameroun, Parti démocratique pour charrier le trésor publique vers les paradis fiscaux au Zaïre, Parti démocratique pour une république dynastique au Togo et à Kinshasa, Parti démocratique pour éliminer les opposants au Burundi et au Rwanda, enfin le Parti démocratique d’hyper jouissance au Gabon et en Guinée Equatoriale. Ce désir de modifier le paradigme dans la gouvernance de pays africains était le souhait de l’extérieur non ressenti par les acteurs africains, qui n’avaient ni la volonté de changer ni une bonne compréhension de l’objet à démocratiser. 

Pour éviter de s’enliser dans les affrontements stériles qui naîtraient du refus de regarder en face la réalité produite par ce cours, avec lucidité, il convient de dépassionner le débat et d’assumer le choc des situations qui nous obligeraient à opter pour l’approche occidentale de la démocratie. Ce qui était en jeu ici en cette année 1989, c’est bien la pertinence de la démocratie dans la trame de la vie et de l’histoire des peuples longtemps méprisés par la colonisation et clochardisés par les nouveaux roitelets d’Afrique. Les problèmes posés par la teneur de cette démocratisation ne peuvent être résolus sans déchirement dans le chef de mozarts africains de la politique et en définitive sans une conversion profonde de la conception du Pouvoir en Afrique. 

Les jeunes de 2024, se demanderont sans doute, pourquoi nos aînés sont-ils partis à La Baule se faire raser le crâne ! La réponse à cette question nous est procurée par les psychologues européens du siècle passé « Ricthie, Ombredane, Tempels, Van Wing, Ryckmans, Maistriaux, Ruytinx, Knapen. » qui ont conclu que l’africain est très attaché à son milieu social. Il ne peut rien entreprendre sans intervention extérieur car il est dépendant des autres sur qui il compte plus que sur luimême. C’est dans la promiscuité des autres que l’africain trouve sa sécurité, source de cette tendance à quémander et à recevoir des autres : aide, et cadeau sans que cela constitue une occasion de gêne ou de déshonneur. 

A côté de ces avis de Pédagogues et de Psychologues coloniaux, il faut mentionner l’endoctrinement de la religion catholique, amenée en Afrique comme épée du colonialiste. Toutes les grandes entreprises coloniales et chaque territoire, eurent leurs missionnaires pour amplifier le sentiment de soumission et de dépendance déjà enseigné à l’africain à l’école.  L’instruction a fait des indigènes des sujets obéissants, de bons auxiliaires pour les colons et en leur créant des besoins, des clients pour les industries de la métropole. En outre, il n’est pas facile de faire réagir en adulte un peuple à qui l’on a gavé le cerveau de demi-vérités sur lui-même, pendant tant de siècles. A côté de cela il faut ajouter que l’Occident s’est de lui-même institué l’instrument militaire de Dieu sur Terre et intervient partout, distribuant, la leçon de sa mission et donnant des coups de canon comme sauveur de l’Humanité. 

Sans sortir de notre propos disons que la pensée de Monsieur Mitterrand reposait sans doute sur cet axiome que le plus grand nombre des citoyens, fait un usage raisonnable de son vote et voit toujours avec discernement ce qui est conforme à la justice et avantageux pour l’intérêt commun.  

Malheureusement, tout ceci n’a pas avancé l’Afrique. La Démocratie africaine n'est pas le domaine réservé de spécialistes utilisant un langage codé saisissable uniquement par des dirigeants. Elle est encore moins une démocratie de notes de bas de pages, qui se contenterait de citer servilement les maîtres de la réflexion française. La Démocratie africaine doit porter plutôt sur la question brûlante de l'existence du citoyen, sur la morale. Elle n'est ni académique, ni détachée, mais elle est entièrement engagée, spécifique et existentielle. Son ordre du jour est à établir par les peuples du continent qui vivent dans une situation de souffrance qui les déshumanise, qui est oppressive et qui les a émasculées.  

Nous devons redéfinir les rapports entre l’Afrique et l’Europe dans notre histoire pour situer en profondeur la question de la démocratie dans les pays africains et interroger une histoire de gouvernance qui semble avoir été conçue jusqu’à présent par des acteurs situés d’un seul côté de la Méditerranée, dans cette sphère de l’humanité qui ne résume pas toutes les initiatives et les décisions inspirées par le dynamisme de la vie des anciens peuples colonisés ; alors que pour nous, il importe de vaincre d’abord les pesanteurs sociologiques et de questionner les pratiques institutionnelles pour initier les mutations qui s’imposent.. Les communautés d’Afrique doivent libérer leur dynamisme créateur en renonçant à toute  tentative de vassalisation qui cherche à imposer partout sa loi sous des formes masquées, souvent avec un concours discret de la Banque Mondiale et du Fond Monétaire.

Notons en passant que le schéma français est le contraire de la voie suivie par les pays occidentaux eux-mêmes pour changer le paradigme de gouvernance, pour instaurer la démocratie chez eux et pour se relancer au lendemain de la deuxième guerre mondiale. En Angleterre, la découverte de voies et moyens fut un examen introspectif. En effet vers les années 1950, au lendemain de la deuxième grande guerre, l’Angleterre a pris conscience de l’avance des Etats Unis non seulement sur le plan technique mais surtout sur celui de la gestion du pays. Grâce aux missions d’études et d’analyses parties aux USA, le pays a peu à peu percé les secrets du management américain et réussi à les transposer au contexte britannique, Et ce furent les trente glorieuses années qui virent quadrupler la production et le niveau de vie de la population. 

Par la suite vinrent la crise créée par le thatchérisme, la guerre de Malouine et le manque de nouvelles sources d’inspiration, l’Amérique étant engluée dans la guerre du Viêt-Nam et dans les contestations internes dues à cet engagement en Asie. Par la suite, pour leur redressement les anglais n’ont pas hésité à se tourner vers l’Extrême Orient, malgré l’objection habituelle de l’anglais sceptique consistant à nier que l’exemple des Japonais puisse leur être utile à cause du fossé culturel qui les sépare des asiatiques. Les anglais non sceptiques ont répliqué en disant que le prétendu fossé culturel n’a pas empêché les japonais d’importer les méthodes occidentales sans crucifier leur culture et de les appliquer si bien que dans des nombreux domaines ils ont pris de l’avance sur l’Angleterre. 

Ne pouvant accepter d’être une société bloquée, incapable de greffer sur sa propre sève de pousses prélevées ailleurs, malgré les tentatives de fermeture de certains milieux politiques, les universitaires d’Oxford et de Cambridge et certains entrepreneurs britanniques ont prouvé leur capacité d’ouverture et d’adaptation en sachant décrypter les ressorts secrets de progrès exceptionnels du Japon, puis en tirant de cette réflexion des idées concrètes applicables au contexte anglais. Partis au Japon pour obtenir un transfert de technologie, les anglais sont rentrés convaincus que les ressorts sont moins techniques que moraux, les voilà amener à une interrogation culturelle ! 

Si on projette cet exemple sur le Congo – Kinshasa, on constate que : indépendant depuis 64 ans, un pays aux dimensions continentales avec une population ayant les pieds sur l’or, un pays qui aurait dû être l’avion de l’Afrique vers le progrès, n’a jamais organisé un débat sur son blocage. La vacuité de la classe politique congolaise exacerbe les crises et chaque gouvernement qui arrive, bifurque et veut imposer par des méthodes autocratiques des semblants de solutions souvent inadaptées et boutiquées ailleurs. Cela fait que le pays ne décolle toujours pas, au contraire le merveilleux Congo est devenu un objet de moquerie pour l’Afrique, un lieu maudit et un ailleurs inconnu de ses propres fils ; un pays où plus on vole, plus on devient l’oscar de la politique. 

Dire enfin de la pesanteur anthropologique fondamentale que constitue l'absence pure et simple d'une élite intègre alliant une profonde culture à une ambition nationale, décidée contre vents et marées à œuvrer pour la renaissance du pays. Une élite, c'est-à-dire un corps d'hommes intelligemment formés aux réalités mais ouverts aux problèmes de notre temps, aux vastes desseins, portant son regard au-delà de l'horizon de l’enrichissement personnel, une élite combinant les qualités de grands commis de l'Etat et le dynamisme des bâtisseurs de nations, un corps incorruptible qui sache être le levain dans la pâte sociale. L’exemple de l’Angleterre édifie et démontre que la force de l’Occident, même ruiné par la deuxième guerre mondiale, réside dans son élite composées des gens déterminés et intègres, sachant se mettre en doute et reconnaissant leur insuffisance de redresser le pays avec les recettes du passé. 

Arrêtons-nous un moment pour voir si la leçon de La Baule pénètre les entrailles de compatriotes de Lumumba. A notre entendement, le mal congolais du côté gouvernance : c'est surtout le mal des acteurs politiques depuis l’arrivée de Joseph Mobutu au pouvoir : un conglomérat rare avec un niveau de formation décru, sans substrat collé à l’échine de la Nation, sans références morales acceptables, plus voleurs que le délinquant de samedi soir, plus burlesque qu’homme de décision, confondant le strapontin avec le fauteuil.  Il est confiné dans les seconds rôles, même lorsqu'ils sont déterminants, n'ayant guère la réalité du pouvoir ni la maîtrise des décisions. Même lorsqu'ils contrôlent la gestion des affaires de leur pays, les dirigeants congolais ne savent pas, ou ne veulent pas, assumer leur rôle d'éclaireurs et d'artisans de la construction nationale et prendre hardiment leurs responsabilités comme leur vocation naturelle. Le sens de l'Etat, la volonté de réussir, qualités essentielles de bâtisseurs des nations leur a toujours fait défaut ; avec eux la compromission a pris le pas sur le courage et la détermination. 

Du côté tableau social : le marasme de la RDC devenu structurel, est renforcé par la mauvaise vision gouvernementale qui cautérise le pays depuis 1964. Le dénuement de la population est d’autant plus visible qu’un petit groupe d’affameurs du peuple, pour atteindre les milliards de dollars, volent aux autres leur existence, leurs droits, leur place au soleil et exhibent sans vergogne une fortune mal acquise. Cette espèce sans idéal a fait de la scène politique congolaise un terreau où l'enjeu primordial de la compétition politique demeure le contrôle du trésor public. A cause de ce penchant, les dirigeants ont du mal à résister à la tentation d'opérer des ponctions sur l'argent public et de blanchir celui du trafic des signatures de contrats miniers ou des marchés de l’Etat, sûrs qu'ils sont de ne jamais être détectés, jugés et condamnés. L'accès au pouvoir conditionnant l'accès sans risque à l'argent public, pouvoir et argent deviennent interchangeables ; dans la mesure où l'argent va donner accès au pouvoir et le pouvoir à l'argent. Une race politique qui colonise son peuple et le considère comme une meute de moutons de panurge juste bons pour payer les impôts. Tous ces clivages conceptuels et sociologiques, qui sous-tendent cependant des politiques concrètes, aboutissent en fait à détourner le peuple congolais des impératifs de l'unification et de la vigilance civique. Ils suscitent et entretiennent la politique de « ôtes toi delà que je m’y mette au sommet de l’Etat », tout en renforçant la mainmise de la mafia israélo-congolaise sur l’Etat et l’occupation des zones minières par les voisins. 

Du côté des institutions publiques, la ruine de la pyramide politique a entraîné dans sa chute l’Administration, et les corps constitués du pays. La réforme de l’Administration Publique congolaise, soulève des doutes quant à l'efficacité des textes de loi proposés au Parlement par l’Exécutif. La complexité du problème découle du fait que l'on touche ici aux aspects de la valeur morale et intellectuelle du politique congolais. Le drame vient de ce que, le Congo a cette classe politique des prédateurs qui considèrent que l'exercice du pouvoir est une occasion providentielle de jouir des biens matériels de la Nation et de donner libre cours à la satisfaction de ses bas instincts. Pourtant chez les hommes d'État bien façonnés, la satisfaction tirée de la grandeur de leur mission diminuait d'autant, l'intérêt porté aux choses matérielles. Le débat porte sur le rôle de l’Etat, dans un contexte de l’incapacité de l’Exécutif à faire appliquer ses lois, avec des fonctionnaires achetables à souhait ; agents qui ont transformé les bureaux de l’Etat en un marché de corruption à ciel ouvert. Le clerc de l’Etat à tous les niveaux de l’Administration centrale ou locale, considère sa fonction comme un patrimoine dont il peut user à sa guise, et les règles publiques comme des instruments de chantage pour déplumer la population. 

Du côté des organisations religieuses, le rideau non plus n’est pas tiré, l’osmose est totale. Les Prélats catholiques et les Archevêques protestants sans morale et sans exemplarité, allèguent qu’ils jactent au nom de la majorité de la population, mais omettent de témoigner que ces pillards et autres mafieux sont des fidèles de leurs églises. Ils bénéficient avec joie et chansons le fruit de rapines organisées par les politiciens détourneurs des fonds de l’Etat. C'est dire combien est longue la marche qui nous attend, nous Congolais, si nous voulons prétendre à un retour sur nous-mêmes. 

L’acteur politique congolais passe son temps à admirer son nombril, au lieu de jeter un coup d’œil à l’horizon pour voir les pays africains qui malgré les moyens très limités démarrent le mieux leur décollage dans l’intérêt bien compris de leurs peuples. C’est ce comportement inapproprié qui a déterminé le contenu de ma réflexion sur les voies à emprunter pour aller de l’avant dans la construction d’un Etat viable. Pour ce faire j’ai choisi de prendre certaines dispositions caractérisant ma compréhension du rôle de la science de l’histoire au Congo, car cette compréhension explique par elle-même la portée des études historiques qui nous permettent d’analyser le passé de notre société dans toute sa matérialité et diversité dans le but de comprendre son présent et ses perspectives d’envol.  

Je constate avec amertume que nous vivons aujourd’hui en RDC un anti historisme dans la réflexion et dans l’action politique ce qui nous amène aux conséquences les plus tragiques surtout que l’on a pris pour boussole : le mépris de l’expérience du passé, le refus de prendre en compte les lois de l’histoire, le principe de la corrélation des évènements politico-économiques  qui ont eu lieu dans le monde et de les faire pénétrer dans la conscience d’hommes politiques dont les actes ont une incidence sur la vie de la nation. 

En interprétant de manière créative l’héritage du passé ou les réussites des autres, les hommes puisent dans ce réservoir universel des connaissances, des modèles et des pensées à l’unisson de leurs intérêts, leurs caractères et leurs penchants. D’où la nécessité aujourd’hui d’accroitre le rôle investigateur de l’étude du passé dont le but est d’enrichir le monde intellectuel des hommes politiques, de les initier à l’expérience de l’humanité, d’assurer un lien vivant entre ceux-ci et l’histoire de leur peuple de manière à prendre comme exemple tout ce qu’il y a de meilleur dans la tradition pour affermir leur résolution dans la lutte pour la sauvegarde du futur commun. 

A l’aide des matériels factuels et de nouvelles observations, examinons nos actes pour découvrir pourquoi 64 ans d’indépendance ne nous ont pas permis de faire décoller notre développement, alors qu’au même moment la corruption, les détournements des deniers publics, le laisser aller, l’absentéisme au travail à la Fonction Publique, et l’oisiveté ont pris de l’ascenseur. Le panier de la ménagère congolaise lui vient de l’importation y compris le sel et l’huile. Dans le domaine moral ou celui de la conscience, le congolais de 2024 a beaucoup régressé par rapport au congolais de 1960. Avant le problème du citoyen était d’abord de vivre, et ensuite seulement de bien vivre, d’où une profonde solidarité que favorisait la morale ancestrale, d’où le courage stratégique qui a donné naissance à la remise en question de la colonisation. 

A partir de novembre 1965, avec le pronunciamiento de Joseph Mobutu le congolais abandonne sa civilisation d’agriculture et sa mentalité collective où la prise de décision était un processus lent ; le chef discutait plusieurs fois avec ses sujets et la consultation allait jusqu’à la base ; ça prenait beaucoup de temps mais ça diminuait les risques et permettait un consensus dans l’exécution. Aujourd’hui, le Congo semble happé par l’accordéon occidental qui lui impose par petites doses sa notion de démocratie et de l’Etat de Droit, parce que pour l’Occident le mot moral bloque la compréhension de l’homme d’aujourd’hui qui l’identifie pour la majorité d’entre eux à une liste de tabous arbitraires. L’idée d’une société construite sur la morale est alors accueillie avec gêne comme rétrograde. 

On hésite à publier que les fondateurs de la pensée libérale ont tous été des moralistes. Tous ont dit et répété que le bon fonctionnement de la société et du marché reposait sur le respect des règles de base de la morale, c'està-dire de ce qui est bon et juste. Bien que les comportements bons et justes aient tendance à se renforcer par l'expérience de leurs résultats positifs, ils ont recommandé que tous les citoyens reçoivent une éducation morale afin de diminuer le nombre d’erreurs ! Parlant d'institutions politiques, les mêmes hommes ont affirmé que le fonctionnement de la démocratie reposait sur la vertu, au sens romain du terme, c'est-à-dire de ce courage moral qui permet au citoyen de résister aux pressions pour soutenir la justice. Sans morale, le droit et le marché ne peuvent suffire à contrôler la société. Ce postulat   pénétra l’esprit des congolais combattant de la liberté et resta fortement présent dans la morale patriotique qui animait les fondateurs de la République en 1960. Après l’indépendance ce flot continua l’œuvre initiée par Auguste Buisseret et étendit les cours de morale laïque sous forme d’éducation civique dans toutes les écoles du Congo. Constatons simplement qu'au cours de dernières décennies, cette noble tradition s'est largement perdue dans le MPR : on ne l'enseigne plus, on n'ose même plus en parler, on singe l’Amérique. 

La société américaine, sans doute influencée par la mécanique céleste de Newton, les libéraux classiques ont construit de la société et de l'économie un modèle fait d'atomes humains s'orientant dans des champs de forces. Leurs équations montraient que toute structure interposée entre l'atome et le champ de forces diminuait l'efficacité du système. Et ils recommandaient donc la destruction méthodique des « corps intermédiaires », des « relations communautaires » et des « morales de groupes » qui leur sont liées. Aujourd'hui encore, on demande que les valeurs abstraites du grand système soient substituées aux valeurs concrètes du petit groupe, qui ne sont plus adaptées à la société moderne. Ce courant de pensée a contribué à démanteler les structures relationnelles porteuses de liens moraux, et à déconsidérer l'approche personnaliste de l'organisation sociale, au cours des récentes décennies, tandis que la pensée libérale se vidait de son contenu moral, le relais était pris par une nouvelle idéologie, adoptée par une partie importante des libéraux, et qu'on peut appeler l'utilitarisme permissif. 

Née en Amérique d'un croisement entre le pseudo-freudisme vulgarisé suivant lequel toute répression des pulsions instructives serait nocive et l'utilitarisme libertaire, cette nouvelle idéologie a condamné tout enseignement moral du bien et du mal comme aussi nocif qu'une barrière douanière, et a recommandé la libération des pulsions dans une sorte de « libre échange des désirs ». Ceci a débouché sur une terrible montée de la conflictualité et de la violence. L’illustration la plus parfaite est la bataille sur l’avortement qui se passe aux Etats Unis aujourd’hui. 

La double erreur du néo-libéralisme est d'avoir négligé la morale et le personnalisme, puis, dans sa branche libertaire, d'avoir prêché l'amoralisme. Dans la dure construction libérale, ces erreurs pondirent des failles causant chacune des effets pervers dont les maitres libéraux n'ont pas discerné l'origine. 

Le contrôle de la société étant assuré par le marché et par le droit (réglementation incluse), chaque nouveau besoin ou problème auquel le marché paraît ne pas répondre est traité par le droit. D'où une inflation des lois et règlements et une escalade bureaucratique dont l'effet pervers est de restreindre la liberté qu'on voulait promouvoir, tout en alourdissant les coûts. Les frais généraux de la nation et de chaque entreprise se gonflent à mesure que les réglementations se resserrent : les « productifs » deviennent une minorité.  

La morale est un art de vivre en groupe qui a pour fonction vitale d’endiguer le déchainement des agressivités et préserver les intérêts à long terme par le moyen de règles d’actions et de valeurs communes fondées sur l’expérience et la raison inculquées par l’éducation et l’autocontrôle social, notamment par la voie des relations interpersonnelles ou en petits groupes qui forment le tissu social de toute société vivante. C’est à cette conception de la morale que les devoirs réciproques sont le reflet de liens sociaux, dont la société paraît construite sur les devoirs de chacun beaucoup plus que sur les droits de chacun. Des pays comme la Suisse, la Suède, la Norvège, la Finlande, le Japon, le Botswana, la Tanzanie ont construit leurs Etats sur les devoirs ou Etat de Morale beaucoup plus que sur les droits ou Etat de Droit. 

Les mêmes notions du bien et du mal se retrouvent partout et toujours prouvant qu’au fond des âmes existe un standard inné de justice et de vertu qui nous fait connaître le bien et le mal en nous et en autrui. La conscience est ce juge instinctif et infaillible.                                                                                                                              

Le dévouement au travail, le perfectionnement incessant, le respect des autres, la maîtrise de l’égoïsme et l’esprit de compromis sont les devoirs du citoyen sanctionnés seulement par l’estime du milieu. Cette intériorisation des règles de comportement par chaque homme a pour contrepartie l’allègement des règlementations externes, de votes des lois pénales au Parlement, de constructions annuelles des prisons pour les criminels, des contrôles bureaucratiques des citoyens et de placement des caméras de surveillance dans toutes les rues comme à Londres. C’est grâce à la délégation de nombreuses tâches à la responsabilité morale de provinces et des communes que l’Etat peut se consacrer à son travail d’administrateur, d’éducation, de santé, de protection des intérêts du pays et de sécurité de la nation. 

Alors que l’Occident avec sa société judéo-chrétienne, avec ses religions porteuses d’une foi, d’un dogme de vérité a souvent incité ceux qui s’y opposaient à user de la contrainte, ce qui crée les oppositions.  Dans la Société de Morale, la religion n’a pas de credo à imposer, parce qu’elle est méthode pour parcourir un chemin, pour réaliser l’expérience de la vie. Ces faits ont des conséquences très concrètes dans le comportement individuel ou étatique ? Ainsi en Occident la vérité vient d’en haut, pour un botswanais elle vient de partout. Pour un français la décision, c’est le chef qui tranche, exemple de l’arbitrage budgétaire par le Premier Ministre, pour le botswanais c’est le consensus sur une nécessité qui donnera la solution. 

Avant, les Etats Unis ont connu tous les inconvénients du dogmatisme unitaire, et ont su bénéficier de la stimulation créative d'une organisation pluraliste où le choc des idées est aussi nécessaire que la concurrence des produits. 

Mais on peut se demander si le rejet par les mêmes Etat Unis d'un unitarisme sclérosant n'a pas dépassé son but quand il s'est traduit en rejet de l'harmonie dans la société et en valorisation du conflit. Car si la diversité, ainsi que les tensions et luttes qui l'accompagnent, sont sources de progrès, il n'en va plus de même lorsque la lutte devient conflit déchirant, dans lequel chaque partie nie l'autre et cesse de l'écouter. Nous avons un patent exemple avec l’ancien Président Trump, qui dénie à la Justice américaine le droit de le juger.  Pourtant les USA admettent, la civilisation, comme l'art de faire évoluer les tensions et luttes vers des solutions de compromis, sans interruption du dialogue, et considèrent la barbarie, comme la tension qui devient lutte à mort contre un adversaire maudit qu'il serait criminel d'écouter.  

Très concrètement, l'un des progrès apportés par la civilisation démocratique de l’Etat de droit a été le changement pacifique de gouvernement, après changement de majorité, et le respect de l'opposition minoritaire. Les régimes barbares exécutent les dignitaires du régime précédent, et entretiennent la haine pour tout ce qui s'y rapporte. Ne nous laissons pas intoxiquer par l'apologie marxiste du salut par le conflit, et reconnaissons que la civilisation est avant tout l'art d'entretenir un dialogue créatif entre points de vue dissemblables. Ses armes sont la 5 recherche des faits, l'information, la concertation et la négociation, et toutes les formes de coopération qui réalisent l'harmonie dans la diversité. 

Les poisons de la civilisation occidentales sont d'abord la violence et toutes les formes de négation de l'autre. Et aussi ces formes atténuées de la violence symbolique que sont l'intimidation, les manœuvres de surprise et de fait accompli. Un autre poison plus subtil provenant de la Société de droit est l’injustice : qui précisément peut provoquer le recours à la violence sous toutes ses formes. La société nord-américaine en est une bonne illustration de son vivant, malgré la pléthore de lois et des policiers qu’il y a dans le pays. Au Congo, par imitation les éducateurs du Mobutisme dans le domaine de la pédagogie ont disqualifié la distinction du bien et du mal. 

Mais l'exemple du Japon, de la Suède, de la Norvège, confirme que, dans une société développée davantage d'égalité peut coexister avec davantage d'harmonie et davantage d'efficacité économique, à condition que le surcroît d'égalité ne soit pas obtenu par la seule contrainte réglementaire, fiscale ou judiciaire. En Norvège le salaire d’un Ministre est inférieur à celui d’un huissier expérimenté, car venir au gouvernement c’est accepter de servir son pays !  

Cette innovation nous est venue de l’Amérique profonde à partir des années 1947, où une majorité d'éducateurs ont dissuadé les parents et la société d'inculquer aux enfants les disciplines morales, la notion du bien et du mal et celle du devoir. Par exemple, un universitaire canadien ancien Président de la Fédération mondiale pour la santé mentale s'est exprimé en ces termes : « Si l'espèce humaine doit être libérée du fardeau paralysant du bien et du mal, ce sont les psychiatres qui doivent en prendre l'initiative ». On se souviendra aussi des conseils pour l’éducation des enfants suggérés par le Dr Benjamin Spock aux Etats Unis en 1946 dans le fameux Common Sense book of Baby and Child Care. 

Nous serions d'accord si la critique portait sur les codes rigides de morale juridicisée qui ont effectivement pu être néfastes. Mais contester la notion même de bien et de mal, donc de devoir moral, se révèle contraire à l'accomplissement de l'homme et à la paix dans la société. Dès ce moment en effet, les hypothèses tournent toutes autour de la notion de permissivité, qu'il s'agisse des méthodes de direction dans les entreprises ou d'éducation. Conjonction très américaine entre le pseudo freudisme de la non-répression des désirs et la tradition du libre marché, l'utilitarisme permissif devint l'idéologie dominante. C'est en son nom que fut proclamé le nouveau concept d'éducation. L'éducation est réduite au « transfert de connaissances ». Sa traditionnelle composante d'initiation à des valeurs et d'apprentissage de discipline a été reléguée au rang des survivances du passé.  

Lorsque on les compare, les liens moraux entre personnes dans la famille, le métier, le village, la société, ou le pays, la morale constitue un tissu social serré qui contribue à la solution des problèmes beaucoup plus que la réglementation imposée de l'extérieur. Les relations de devoirs réciproques, de confiance et de loyauté ont plus d'importance que les relations juridiques. L'entreprise, comme la famille, crée entre ses membres un lien spirituel. L'autorité de la hiérarchie, le respect des aînés, les positions distinctes de l'homme et de la femme sont acceptés comme des évidences.  

Ce type d'organisation sociale ne prétend pas être parfait, il est souvent étouffant et parfois impitoyable. La pression du groupe remplace la réglementation, et la sanction est souvent la marginalisation par le groupe. Mais si on réussit à l'établir sur des bases saines, il est à la fois personnalisé, vivant et économique.  Notons que le Tanganyika territory a préservé davantage que le Congo belge, les responsabilités locales basées sur la morale.  Arrivé à la tête du pays en 1962, lors de l’indépendance, Julius Nyerere, mit à jour une administration dont la fondation fut calquée sur la morale africaine et organisée en Ujamaa dans les villages.  

En Tanzanie, l'entreprise est libre de sa gestion et de son plan comptable, le canton assurant l'administration et l'enseignement, cela exprime une société largement autocontrôlée, dans laquelle l'Etat peut modérer le prélèvement qu'il opère sur le PIB, pour multiplier chaque année comme en France, le nombre des prisons et de policiers pour assurer la paix sociale. 

Dans le monde des entreprises en Allemagne et en Suisse, on trouve aujourd'hui moins de juridisme et de dogmatisme qu’en France ; on constate plus fréquemment qu’en France   le respect de la communauté qui lie tous les membres de l'entreprise, l'effort vers le consensus ou le fait de s'accorder sur un système de valeurs paraît moins important que s'accorder sur des clauses d’un contrat. 

A partir d'une société traditionnelle semblable sur bien des points à celle du Botswana ou de Tanzanie, la République Démocratique du Congo s'en est écarté à l'époque de Mobutu, n'ayant pas su marier l'industrialisation et la démocratie avec son tissu social originel. 

Pourquoi ? Peut-être parce qu'au Congo de l’époque le contrôle social par les devoirs moraux a laissé en fait trop de facilités à l'abus de pouvoir par les plus forts. Partiellement déconsidéré pour son laxisme moral, le tissu social a mal résisté aux chocs de l’urbanisation piloté par le MPR ; et déçus par les devoirs, tous les espoirs de progrès ont été mis dans le projet de la société des droits par le Parti Unique. 

Cette évolution au Parti unique n’a pas apporté d'immenses progrès qu’on attendait de lui, sur le plan des libertés civiques, de la protection des personnes et de l'élévation du niveau de vie. Les critiques tous azimuts constatent que tous ces manques de progrès nous ont menés à une société déchirée de conflits où l'homme est souvent solitaire dans la foule ou devant les institutions. 

On a créé puis multiplié les droits théoriques du citoyen. A chaque nouveau problème on crée de nouveaux droits, et des organes pour les administrer. De la société des liens moraux, on passe à la société des ayants droit avec une grande bureaucratie. L'entreprise se développe comme cellule responsable, mais, dépouillée de sa dimension morale et communautaire, elle engendre la lutte des classes plus souvent que l'harmonie. Le mouvement des idées, légitime que l’on tue le père, ce qui signifie à la fois contestation de la hiérarchie, non-transmission des valeurs du passé, et parcage des vieux et de vielles idées au garage de la société. Parallèlement, le précepte de progrès par le conflit déconsidère l'harmonie et valorise les attitudes d'affrontement, d'accusation, de violence. Le prélèvement de l'Etat sur le PIB s'accroît, et parallèlement le nombre des conflits, le nombre des juristes, le nombre des psychiatres, le nombre des avocats et des prisons.  Le concept de morale est évacué : on n'ose plus enseigner cet art de conduire sa vie parmi les autres, ni même en parler, de peur de paraître vieux jeu dans la « société de droit ». 

Ces quelques traits trop schématiques ne sont pas cités pour renier la société de Droit et les immenses progrès qu'elle peut nous apporter, mais pour rappeler que le modèle de société réglementée par le haut et d'administration proliférant d'ayants droit antagonistes ne peut pas poursuivre son développement sur cette ligne sans aboutir à une impasse.  

La grande leçon à tirer du Botswana est de nous convaincre que ces frustrations et déchirements, ces corruptions et détournements des fonds publics observées chez nous, ne sont pas des fatalités, qu'il est possible de marier l'économie de marché et le développement technique moderne avec le maintien d'un tissu de relations sociales assurant grâce à la morale, à chacun participation et protection.  

Le moment est sans doute venu de repenser les rôles respectifs du devoir moral et de l'obligation juridique dans l'organisation du pays. L'obligation juridique est indispensable pour garantir les personnes contre les abus et pour assurer la sécurité des échanges économiques. Mais elle comporte la contrainte, la solution fermée prédéterminée, la sanction externe, la rigidité impersonnelle, le coût d'exploitation élevé, qui empêchent que toute la vie humaine puisse être juridiquement réglementée. 

On voit se soustraire à la Justice un Ancien Premier Ministre, accusé de détournement de fonds publics dans la réalisation du Projet agro-industriel de Bukanga Lonzo. Il se porte candidat aux élections présidentielles de décembre 2023, violant toutes les règles de la morale publique, au lieu de démissionner de lui-même du Sénat et de se mettre à la disposition de la Justice pour laver son honneur ; il proclame la présomption d’innocence que lui assure l’état de droit.

Notre hypothèse est que le « modèle tanzanien ou Botswanais comporte aussi une composante universelle, dont les Botswanais eux-mêmes n'ont pas conscience, et que nous essaierons de dégager le long de notre analyse modulaire de l’ensemble. Notre société connaît tous les inconvénients du dogmatisme unitaire non maitrisé par la bureaucratie locale, mais bénéficie de la stimulation créative d'une organisation pluraliste où le choix des idées est aussi nécessaire que la concurrence des produits. Mais on peut se demander si l’abandon par le MPR de l’unitarisme sclérosant n'a pas dépassé son but quand il s'est traduit en rejet de l'harmonie en valorisation du pillage de la République et de l’enrichissement sans cause. Car si la diversité, ainsi que les tensions et luttes qui l'accompagnent, sont sources de progrès, il n'en va plus de même lorsque la lutte devient conflit déchirant, dans lequel chaque partie nie l'autre et cesse de l'écouter. La civilisation, c'est l'art de faire évoluer les tensions et luttes vers des solutions de compromis, sans interruption du dialogue. Tandis que la barbarie c'est la tension qui devient lutte à mort contre un adversaire maudit qu’il serait criminel d'écouter. 

On sait que le césar congolais ne consulte pas ses services avant toute décision : il considère que c'est inutile, puisque lui seul a la vue d'ensemble et la responsabilité. Mais les connaisseurs avertis en viennent à se moquer de la sottise qui l'empêche de comprendre que cette non-concertation est aujourd'hui la cause de l'opposition larvée qui accueille toutes ses décisions. 

Parfois les hommes politiques sont conscients du besoin de concertation, mais leurs actions passent par l'Administration et celle-ci, s'identifiant à la nation, prend une attitude autocratique analogue à celle du patron arriéré. Des consultations sont faites « pour la forme » dans les cas mineurs, mais tout ce qui est important est prédéterminé dans le secret. Et les sanctuaires intégristes de l'autocratie administrative que sont certains corps de l'Etat développent la doctrine suivant laquelle la concertation entre les fonctionnaires et les usagers n'est pas seulement inutile, elle est vicieuse, coupable et illégale. 

Il faut décourager l'esprit de caste par lequel certains politiciens s'identifient à la nation, prennent seuls les décisions, proclament que la gestion du bien public ne se négocie pas sur la place publique, ce qui est faux. Les premières sociétés civilisées ont été celles où les décisions se négociaient sur l'agora ou le forum. Et aujourd'hui, dans la société soit disant développée, on constate que, faute de concertation, toute décision est accueillie par des clameurs hostiles. Les dirigeants accusent les « meneurs », mais c'est la méthode qui est en défaut. 

Comme le chef d'entreprise, l'homme politique doit avoir le courage de changer ses méthodes de direction, malgré l'avis de ses « barons » traditionnalistes. Il ne s'agit pas d'une simple décision à prendre, mais d'un long processus de construction de structures et de mentalités dans lesquelles la décision ne soit plus prise « contre » mais « avec ». Pour cela, chaque projet doit être légitimé par des procédures de réflexion mettant en jeu, non seulement les spécialistes du pouvoir, mais aussi, en fonction des problèmes, les porte-paroles de base des catégories concernées qui constituent les forces vives de la nation. On gagne du temps en s'abstenant d'user à leur égard des tactiques de surprise et de fait accompli, et en pratiquant l'information préalable intensive et publique, qui permet de surmonter la plupart des blocages.  

Avant 1965, dans les universités du Congo Kinshasa, on dispensait en Préu un cours appelé Philosophie africaine. Ce cours avait trois volets : le premier portait sur la déontologie, le deuxième sur l’Initiation à la Philosophie et le dernier sur le savoir vivre en société. Dans le chapitre consacré au savoir vivre, on apprenait aux étudiants de laisser la toilette propre quand ils ont terminé de manière à ne pas incommoder le prochain client. On disait aussi aux étudiants de ne pas tricher aux examens, car tricher c’était voler les points et nuire à ceux qui ont consacré leur temps pour mériter leurs côtes. 

Aujourd’hui, la riche relation de maître à disciple, à la fois intellectuelle et affective, a été condamnée comme infantilisant : l'enseignant ne doit être qu'un recueil de connaissances que l'enseigné feuillette suivant son propre plan. Fort heureusement, « l'école de la vie » a continué à donner à chacun ses leçons réalistes. Pourtant, la baisse 7 de l'effort pour une éducation morale a troublé l'équilibre de la société. Et ceci d'autant plus qu'à l'utilitarisme permissif s'est superposée une idéologie opposée à l'harmonie, celle de la valorisation du conflit ouvert, de l'affrontement, du scandale sublimé. 

L'Occident connaît actuellement une montée de conflictualité : non seulement la violence physique, mais aussi l’agressivité judiciaire et accusation mutuelle de toutes les catégories sociales. Cette conflictualité peut être rattachée objectivement à des causes définies : l'escalade bureaucratique de la « société des ayants droit », la dévaluation de la morale sociale ou individuelle, et enfin la montée des nouvelles idéologies de valorisation du conflit pour devenir milliardaire. 

Comme nous l'avons déjà dit, le progrès de l'homme et de la société est compromis par tout dogmatisme unitaire qui réprime la diversité, exemple il n’existe qu’un seul Dieu, le Coran est un livre sacré, faire croire que la bible était écrite sous dictée de Dieu ; vivre c'est combattre vocifère l’Occident. C'est exactement l'abandon de l'approche civilisée de communication créative, accompagnée de pressions variées en vue de solutions négociées. Dans l'approche barbare : le dialogue articulé est coupé, il ne subsiste qu'un échange de lois, d'onomatopées... et de coups. Cette réduction du niveau systémique ferme la porte aux solutions créatives et constructives ; elle n'engendre guère que des solutions frustes et déséquilibrées, sources de nouveaux conflits. 

Dans le domaine des techniques et de certaines infrastructures, il faut savoir faire table rase du passé, sans hésitation. Mais il n'en va pas de même pour tout ce qui touche intimement à l'homme et à sa culture. Les hommes du passé ont aussi droit à notre respect, ils sont nos égaux, ils ne sont pas des « salauds » : même dépassées, leurs valeurs intellectuelles et morales sont pour nous une richesse, dont leur art apporte le témoignage ; nous avons intérêt à les préserver pour pouvoir y puiser des inspirations. Bien mieux, il n'est pas d'éducation véritable sans appui sur les références du passé, validées par l'accumulation de sagesse et l'épreuve du temps. 

Le grand argument pour la « table rase » est la conviction scientiste et simpliste que toute structure et toute morale sociale sont irrémédiablement conservatrices, destructrices de tout germe de progrès. Or que voyons-nous aujourd’hui ? Que la table rase ramène souvent aux vieilles ornières, parfois à la barbarie, tandis que les sociétés, les nations comme le Botswana et la Tanzanie et les entreprises les plus ouvertes aux changements utiles sont celles qui s'appuient sur un fond stable de valeurs et de liens sociaux : l'assurance d'un pivot stable leur permet d'accueillir le futur sans anxiété. En ce sens aussi, le passé collabore à l'l’édification de l’avenir. 

Le contrôle des comportements par les liens moraux appartient certes au passé, mais nous voudrions souligner fortement ici qu'il appartient aussi à l'avenir. Les principales innovations sociotechniques du management moderne s'appuient sur un rôle accru du contrôle par liens moraux par opposition aux contrôles bureaucratiques. Citons l’exemple des horaires variables, qui supposent souvent une concertation entre les collègues de travail pour accorder leurs heures, les équipes semi-autonomes, les équipes opérationnelles, les « cercles de qualité » et toutes les formes de responsabilisation de petits groupes, qui ne peuvent être efficaces sans l'autodiscipline de règles du jeu dont on concerte l'application.  

Les africains en général et les congolais en particulier constatent aujourd'hui l'erreur du courant de pensée qui nous a engagés à miser sur le seul progrès technologique pour entraîner, dans la foulée de l'opulence, l'amélioration des comportements humains : ce qui permettait d'évacuer la morale. 

Nous découvrons que le progrès technologique est une expression et un moyen du progrès humain ; qu'il a besoin d'hommes qu'une éducation morale a rendu aptes à collaborer entre eux. Et nous vérifions l'hypothèse, formulée notamment par Platon, Rousseau, Malula, Lumumba et qu'on peut résumer ainsi : le savoir vivre avec ses semblables, l’art le plus nécessaire, n'est pas enseigné à la plupart d’enfants : ils l'apprennent par bribes à l'école de la rue, à l'école de la vie, à travers beaucoup d'expériences douloureuses, sans référence claire à un savoir accumulé, qui pourtant existe.  

Par un étonnant paradoxe, à l'époque où tout s'enseigne, où l'on crée des cours sur les recettes de cuisine, on n'offre à nos jeunes rien de clair sur l'art de conduire leurs rapports avec leurs semblables, et de se conduire eux-mêmes. Ce thème vital aurait pu être approfondi avec les ressources de la pédagogie moderne, mais l'école publique ou confessionnelle l'a pratiquement retiré de ses programmes. Le scoutisme a été balayé de la vie des enfants. Maintenant, il n'y aura plus peut-être que les vils pasteurs des églises de réveil pour répondre à la soif qu'ont les jeunes d'une base morale pour leur vie. 

Le moment semble venu d'amorcer un redressement. Mais comment restaurer un consensus sur une morale sociale. L'Etat lui-même devra agir, notamment sur deux points vitaux. Par des voies appropriées et dans une optique résolument moderne, la morale civique devra être réintroduite à tous les niveaux de l'enseignement : pour la transmission des valeurs, sagesses et vertus éprouvées, suivant une pédagogie moderne active et ouverte. 

Se basant sur la persuasion qu'un individu est apte à percevoir lui-même, si les biens publics locaux fournis rencontrent ses propres préférences, la théorie du choix public pose que le gouvernement décentralisé est mieux à même de traduire les besoins et les préférences, soit des particuliers, soit de la communauté, parce qu’il met face à face les décideurs et les bénéficiaires des services de l’Etat vivant le même environnement moral. 

La décentralisation des responsabilités ne peut être véritable que si la cohérence par les plans et budgets est complétée par une cohérence par la vue commune des valeurs et finalités de l'entité : et les grandes entreprises les plus éclairées couronnent leur management par le développement participatif de « principes d'action » et de « valeurs admises » qui permettent une délégation plus large. 

Enfin, nous savons, qu’une entreprise ne pouvait accéder à un bon niveau d'intelligence collective que si elle sait maîtriser sa conflictualité interne par une morale de groupe qui rend possible la communication en confiance. L'échec du libéralisme contemporain nous paraît lié au fait que, dans l'évaluation de leur courant de pensée, les 8  libéraux ont négligé la morale, facteur essentiel de contrôle social et d'efficacité. 

On veut une société où s'épanouissent les personnes, mais lorsqu’on considère les deux régulateurs essentiels de cette société : le marché n'est personnalisé que sur une frange étroite de services ; et le droit réglementaire, chaque année plus dense, est fait de faisceaux de contraintes entre catégories abstraites, chaque faisceau étant géré par une bureaucratie impersonnelle. 

Les frustrations précédentes, renforcées par le fait que la société libérale n'annonce aucune solution pour les guérir, et qu'elle n'ait pas réussi à faire avancer le progrès humain au même rythme que le progrès économique avec des inégalités excessives, avec des milliardaires côtoyant les clochards qui persistent, entretiennent au sein de la société des courants de contestation radicale qui vont au-delà du pluralisme nécessaire. On observe des fractures idéologiques profondes, d'énormes énergies dépensées à alimenter des conflits déchirants (gilets jaunes) qui bloquent les dialogues constructifs ; et pour comble, on en vient à se résigner à cette situation conflictuelle et à y voir la seule voie de progrès. En retour, cette conflictualité freine le progrès économique et intimide les initiatives de progrès humain, d'où l'impasse où se débat l’Occident.  

Comment remédier à ces failles du système, à ses effets pervers en RDC ? Par une dose accrue de droit et de réglementation contraignante ? Certainement pas, car ce serait accroître l'une des causes de ses difficultés.  

En bref, les activités de notre nation devraient être contrôlées non seulement par le marché et par le droit, mais aussi par une force complémentaire, la morale sociale. Elle nous épargnera des hallucinants spectacles de Ministres voleurs auxquels on veut nous habituer. Il faut pour cela que se développe davantage dans chaque structure un réseau social qui, au-delà du droit et de l'économie, induise chez ses membres une certaine éthique de comportement d'autant plus vivante que les groupes seront soudés en unités de taille humaine. Nous pensons que  c’est dans cet objectif que fut lancé le processus de mise en œuvre de la décentralisation depuis la loi de 1982 jusqu'à l'ordre constitutionnel de 2006.  

Aujourd’hui le Congo est là : pauvre, mutilé, abandonné sur un nimbus, sans horizon, sans pilote. Il n’a atteint ni la société de droit que chérissait Etienne Tshisekedi, ni la société démocratique que prônait Lumumba, ni une société moralement équilibrée que réclamaient les martyrs du 4 janvier.                                                                             

Dr., Dr., Ambroise V Bukassa

Ingénieur2, Economiste, Géographe

Patriote Congolais

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