Culture : le théâtre congolais sous l’œil de l’artiste comédienne et metteure en scène Tinah Way

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Tinah Way

Tinah Way est une femme chez qui l’art a une place importante dans la vie. En plus de sa passion pour le cinéma, la cuisine et la musique, elle a été formée à l’INA en qualité d’interprète dramatique (comédienne). Pendant 14 ans, elle a construit sa carrière comme danseuse au ballet Umoja (2009) et comme comédienne au Tarmac des Auteurs (2011).

Elle est metteure en scène depuis 2019, une carrière parsemée de collaborations aussi bien sur la scène de théâtre qu'à la télévision et à la radio, des créations et tournées théâtrales en RDC et à l'étranger. Elle a notamment mis en scène des pièces telles que “Kimuté, la symphonie du non” de David-Minor Ilunga, avec qui Tinah a co-mis en scène Gueurre de Lars Noren, dans le cadre du festival “Ça se passe à Kin”, au Tarmac des Auteurs. Tinah Way a également mis en scène “Parabole de José Pliya”. Elle dirige sa propre compagnie dénommée Le théâtre du fleuve, avec son mari David Minor Ilunga.

A l’occasion du mois de la femme, elle s’est confiée au desk culture de ACTUALITE.CD. Elle est revenue sur le secteur du théâtre en RDC, ses ambitions personnelles, son expérience de femme, les difficultés et bien d’autres. Entretien.

ACTUALITE.CD : Pour vous, le théâtre, un art vivant, a-t-il de l’avenir dans un monde de plus en plus numérisé ?

Tinah Way : Le théâtre aura toujours de l'avenir, le numérique ne vient pas détruire le théâtre. Le numérique n'est pas opposé au théâtre. Il ne vient pas l'abolir ou lui faire de l'ombre. Le mot théâtre veut dire contempler, regarder, être en représentation, c'est aussi l'édifice le lieu où se déroule le spectacle de théâtre. Et tant que l'humain aura besoin d'être en représentation, d'être regardé, d'aller en la rencontre de l'autre, le théâtre ne peut pas mourir. Même s’il change de forme. Par exemple, en période de Covid, il y a des festivals de théâtre qui ne pouvaient pas annuler, ils ont dû projeter des vidéos. Le numérique ne peut pas détruire le théâtre. Non.

Vous êtes femme, épouse et mère. Comment se passe l’expérience artistique quand on a ce statut ? Est-ce que vous êtes bloquée quelque part à un moment ? 

Je suis artiste. C’est naturel pour moi. Je n’aime pas me plaindre. Au sujet de la cuisine ou autres tâches. Si je le fais, je vais me détruire parce que je n’arriverai jamais à travailler. Alors, je me dis de prendre tout ça pour des rôles. A la maison, je joue le rôle de l’épouse. Quand je suis en création, je joue le rôle de la metteure en scène. Il m’arrive de faire la vaisselle en composant des chansons.

Et si je suis en création, je pense à mon rôle en pleine vaisselle, je suis en même temps avec mes textes, je regarde des vidéos dans la cuisine, etc. Le théâtre, c’est ma vie, je passe d’un rôle à un autre, je fais du théâtre chaque jour et à chaque instant. Les plaintes, ce n’est pas pour moi. J’ai épousé un homme de théâtre comme moi, j’ai la facilité de me sentir à l’aise et de travailler. Et quand on est en création ensemble, on se considère comme des collègues.

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Pensez-vous que la place de la femme dans le milieu théatral est bien valorisée ?

Le monde d’aujourd’hui est en train de bouger, les femmes sont plus audacieuses, plus courageuses, elles s’expriment beaucoup plus, elles sont plus à l’aise avec leurs corps et leurs esprits qu’avant. Elles ont un peu plus d’espaces d’expression. Ce qui fait qu’on fait plus attention à elles.

Mais dans l’art, il y a un côté artisanal. C'est-à-dire quelque chose qui doit se travailler régulièrement. L’art demande un certain savoir. A ce stade, on dépasse le cadre du genre.

La parité, c’est bien mais il est question de savoir-faire, d'apprentissage, de performance. Il faut s'instruire, être cette femme qui cherche à maîtriser le métier et qui ne baisse pas les bras. Et il y a des bosseuses aujourd’hui. Évidemment que dans le milieu théâtral, les femmes sont bien valorisées.

Vous êtes metteure en scène, vous avez eu à encadrer des jeunes filles dans ce métier, peut-on dire qu’il y a de lavenir coté femme dans le théatre en RDC ? 

Oui. Il y a de l’avenir. J’ai encadré des jeunes filles vraiment engagées qui savent ce qu’elles veulent. Elles ont de la motivation. Ce n’est pas le mariage ni les enfants qui vont les arrêter. Elles veulent construire une carrière au théâtre. Cette motivation me fait dire qu’il ne faut pas que je baisse les bras. Leur motivation me motive, leur courage me donne du courage.

Ce n’est pas facile de créer à Kinshasa mais les jeunes comédiennes sont très motivées. Il y a par exemple Sharone Nimi, Melissa Lupola et bien d’autres. Elles ont juste besoin qu’on les encourage, elles ont besoin de modèles, des gens sur qui elles peuvent s’appuyer en cas de besoin parce que ce n’est pas facile que les jeunes filles fassent du théâtre. Les pressions viennent de toute part en particulier de la famille. Il faut bien quelqu’un pour leur dire qu’elles peuvent devenir de grandes comédiennes, de grandes artistes.

Quel est le regard que vous portez sur la scène du théâtre congolais aujourd’hui ? Où va-t-elle selon vous, en comparaison avec d’autres pays tels que le Mali, le Burkina Faso, pour ne citer que ceux-là.

Il y a une monotonie qui s’installe dans la création en soi, ici au Congo. Je trouve que les gens ne poussent pas la réflexion assez loin sur l’enjeu même de ce théâtre, en quoi il peut être utile au développement du pays. Parce que tous les aspects, que ce soit économique, technique ou artistique, doivent contribuer à construire le Congo de demain. J'ai l'impression que pour l'instant, mis à part quelques  exceptions, le théâtre est tombé dans une sorte de monotonie dans le processus de création. On ne sent pas de profondeur dans la création d’objets artistiques et théâtraux en soi.

Du point de vue des synergies, on doit se mettre ensemble pour faire des choses. Je trouve que nous sommes trop individualistes, ça ne sert pas notre théâtre. Ensemble, on peut faire mieux, plus profond et plus grand ; on peut organiser des événements importants.

Il y a aussi quelque chose qui se perd ici, c’est la confiance de l’autre. Je trouve qu’il n’y en a plus. On est plutôt dans des compétitions, et ce n’est pas une bonne chose. C’est ce qui est différent avec les pays que tu as cités. Eux se mettent ensemble.

Qu’est-ce qui manque au théâtre en RDC que vous aimeriez voir au plus vite ? 

J’aimerais voir au plus vite beaucoup de rencontres, beaucoup d’échanges, des lieux d’expression, des structures qui vont permettre aux artistes de créer dans les meilleures conditions, des festivals de qualité qui font appel aux hommes de théâtre, c’est à dire des directeurs de festivals, des programmateurs, des metteurs en scène, etc.

On a aussi besoin de renforcer nos capacités, on a aussi besoin d'outils pour que le théâtre en RDC puisse vraiment avancer. Parce que là, on est un peu abandonnés à nous-mêmes. Les jeunes aujourd’hui se battent mais ils font avec ce qu’ils ont. Alors qu’aujourd’hui le théâtre est en train d’évoluer, ce n’est plus le théâtre des années 1900, nous sommes en 2024. 

Quelle serait votre plus grande réalisation dans le théâtre ? 

J'aimerais construire un théâtre pour mettre aussi en valeur les autres corps de métier (scéno, lumière, costumes, etc.), pas seulement le jeu et la mise en scène. J’ai constaté, à Kinshasa, qu'on n'a pas vraiment de lieu où on peut créer des choses telles que la lumière, le décor. J’aimerais construire un théâtre pour ça, rien que pour le décor.

Ça doit être un espace, un lieu de création pour les artistes. Un espace qui donne envie de rêver. Là où tout est possible. J’aimerais créer un espace comme ça parce qu’il n’y en a pas chez nous.

Bientôt, un nouveau gouvernement sera nommé en RDC, quelle peut être une recommandation que vous feriez au ministre de la culture pour le secteur du théâtre ?

Que le ministre de la culture travaille à ce qu'il y ait plus d'appuis nationaux pour permettre aux artistes d'être indépendants dans la création parce que parfois on est toujours obligé de s'en remettre à des subventions extérieures et ce n'est pas toujours évident d'être plus libres et exprimer clairement ce qu'on veut.

Quelle est votre actualité dans les prochains jours et mois ?

Mon actualité est que je viens de signer de signer la mise en scène d'une performance théâtrale pour le festival Mingi-Wingi qui a eu lieu entre Bruxelles et Kinshasa le 24 mars dernier. Je suis en train de créer un spectacle "p'tite souillure" de Koffi  Kwahulé, dans le cadre du projet émergence théâtrale 2024 organisé par le Tarmac des Auteurs dont je suis bénéficiaire. Et j'ai eu le privilège d'être accompagnée par Laetitia Ajanohun et Céline Beigbeder.

Propos recueillis par Kuzamba Mbuangu