Aux sources de l’imaginaire césairien dans Une saison au Congo

ACTUALITE.CD

Au moment où le Panel se prépare à programmer, à la demande d’un grand nombre d’amateurs de théâtre, une deuxième représentation d’Une saison au Congo, il sied de remonter aux conditions d’élaboration de cette pièce.

Les spectateurs ayant eu la chance d’assister à la première représentation n’ont pas manqué de noter la vraisemblance du jeu scénique et des répliques : le ton, le langage et le comportement  des acteurs étaient d’une grande justesse ; l’atmosphère était somme toute celle qui prévalait au Congo dans les années entourant l’indépendance. Or Césaire n’ayant jamais mis les pieds dans notre pays, il est permis de se demander comment il s’est à ce point imprégné de nos « réalités ».

Une attention appuyée à la scénographie   révèle que le dramaturge s’est abondamment abreuvé aux sources d’une documentation généreuse. L’indépendance du Congo, les tribulations qui s’en sont suivi et la mort tragique de Lumumba ont en effet suscité une bibliographie et une importante couverture médiatique dans la limite, cependant, de ce que permettait la technologie d’avant la mondialisation.

Une des sources déterminantes à la portée de l’écrivain martiniquais fut la presse. Les journaux, la radio, la télévision, les actualités cinématographiques bruissaient dans ces années-là des nouvelles, souvent dramatiques, en provenance du Congo. Dans ce contexte la fascination pour Lumumba était une réalité. Ce héros davidien à la personnalité controversée, mais doté d’un charisme certain, avait osé défier son Goliath colonial et l’avait payé de sa vie. Quelle que soit donc leur ligne éditoriale les chroniqueurs de l’époque ne pouvaient se désintéresser de Lumumba et de son Congo considérés comme un bon sujet, un sujet vendeur. C’est donc avec une certaine facilité que Césaire a pu accéder aux informations nécessaires lorsqu’il s’est décidé en 1965 à publier « Une saison au Congo ». Celle-ci s’inscrivait, après ses deux autres pièces – « La Tragédie du roi Christophe » et « Une tempête » - dans une trilogie   consacrée à l’évocation de la décolonisation. 

Sans avoir le scrupule de l’historien quant à l’exactitude des faits rapportés dans la pièce, Césaire s’est tenu, le plus près possible de la réalité en exploitant les documents à sa portée. Un va-et-vient entre Une saison au Congo et les extraits des chroniques de l’époque consacrées au Congo, montre que l’auteur s’est abondamment documenté pour écrire sa pièce et qu’il s’est rarement trompé dans son désir apparent de garder le ton juste et de faire voir les événements dans la validité de leur dimension perceptible au moment de l’écriture. C’est ainsi que l’ensemble de perspectives couvertes par le texte oscille entre l’histoire et la littérature, entre la réalité et l’imagination.

Césaire a mis à la disposition de son projet littéraire une connaissance variée sur le Congo portant sur les langues du pays, sur des savoirs anthropologiques, historiques, sur l’actualité. L’immense savoir ainsi réuni a permis à Césaire de montrer le Congo de Lumumba, en forçant à peine les traits, dans son auréole de martyr du colonialisme. 

Grâce à une lecture synoptique impliquant plusieurs titres, il est possible de reconstituer la bibliographie utilisée par Césaire pour réunir la matière de son livre. Nous nous limiterons à évoquer deux documents qui ont eu un grand impact sur l’inspiration de l’auteur. Le premier est l’ouvrage Tempête sur le Congo publié en 1960 par le journaliste français Marcel Niedergang, correspondant au Congo du journal France-Soir de 1956 à 1964. L’homme a été aux premières loges pour assister aux troubles qui ont éclaté au Congo au lendemain de l’indépendance. Il en a fait une relation minutieuse mais non dépourvue de parti-pris. Son récit sur les événements exprime une vision conservatrice à la limite du racisme. C’est peu dire qu’il n’aimait pas Lumumba. Si Césaire, en homme de gauche, s’est gardé d’emprunter ses positions idéologiques et ses préjugés défavorables aux Africains, il a néanmoins eu recours à Niedergang dans un jeu d’emprunt intertextuel repérable dans plusieurs passages de la pièce.  De manière générale, Niedergang a inspiré la tonalité festive de la pièce. Il a en effet fait croire que dès l’annonce de l’indépendance, les Congolais n’avaient d’autre occupation que de danser nuit et jour au rythme d’« Indépendance-Chacha ». Il a accrédité l’idée que la grille de Radio- Léopoldville (l’ancêtre de la RTNC) ne comptait qu’un seul programme : la diffusion non-stop de la musique de la rumba à destination d’un public de jouisseurs, programme interrompu de temps à autre par un communiqué officiel à tonalité belliqueuse. C’est encore lui qui, sans entièrement dénaturer la réalité a portraituré Lumumba en familier de bars, entouré de belles de nuit. Césaire semble avoir lu très attentivement Tempête sur le Congo au point de reproduire avec quelques nuances des passages entiers de ce livre. Une illustration de ces emprunts qui ont parfois des allures de calque se retrouve dans Une saison au Congo au premier acte, scène 9, à propos des échanges radio à grands renforts de noms de code, destinés à soustraire les Européens aux soldats mutins de la Force publique. En voici les transcriptions parallèles :

Niedergang                                                                                                                      Césaire

Betty appelle Angèle… Betty appelle Angèle

Douze voitures avec femmes et enfants partent vers la base de Kitona. Venez à leur rencontre… (17)

 

 

Myosotis appelle Gardénia… Myosotis appelle Gardénia… allô… répondez Gardénia… (10)

A Luluabourg, douze cents Européens se sont retranchés dans le building de l’Immokasaï, l’un des rares immeubles à étages de la capitale du Kasaï. Ils sont assiégés pendant deux jours par une bande de mutins ivres, armés de fusils mitrailleurs et de mortiers mais manquant de conviction. (20)

 

 

Angèle, Betty appelle Angèle.

On nous annonce douze voitures avec femmes et enfants partent vers la base de Kitona ! prière venir à leur rencontre.

 

Myosotis appelle Gardénia, allô Gardénia. Vous transmettons nouvelles reçues à l’instant de Luluabourg province Kasaï.  Mille deux cents Européens retranchés dans l’immeuble Immokasaï sont assiégés par troupes congolaises armées de mitrailleuses et de mortiers. Prière envoyer troupes de dégagement. Urgence extrême. Terminé.

 

Phénix ; allo Phénix. Transmettons de la part de Juba, troupes Watsa, révolte générale ; quarante officiers belges prisonniers avec familles, subissent sévices, mutins. Urgence extrême intervenir. Terminé

 

De la même manière, la pièce de Césaire est tributaire d’une deuxième source abondamment exploitée. Il s’agit du livre des Français Hélène Tournaire et Roger Bouteaud publié en 1963 sous le titre Le Livre noir du Congo.  Ces deux journalistes-reporters se sont efforcés de documenter les événements du Congo le plus honnêtement possible à une époque où subsistaient encore de nombreuses zones d’ombre sur la vie et la mort de Lumumba. Se référant à leur enquête, Césaire a rédigé plusieurs scènes qui traduisent leur lecture des faits. On en trouve un indice dans le portrait moral du rebelle césairien dressé par un mercenaire à l’acte III, scène 5. L’écriture dramaturgique s’inspire d’un passage particulièrement éclairant du Livre noir du Congo. Les auteurs, Hélène Tournaire et Roger Bouteaud , y racontent l’appel aux armes lancé par Lumumba le 10 juillet 1960 lorsqu’il est mis au courant de l’arrivée au Congo des troupes belges envoyées par Bruxelles, sans concertation avec le gouvernement congolais. Cette intervention, du point de vue belge, avait comme objectif de délivrer les Européens pris au piège de la mutinerie de la Force publique.  Radio-Léopoldville a alors diffusé un communiqué du Premier ministre appelant les Congolais à « défendre [la] République contre tous ceux qui veulent la menacer ». Et la réaction de la population congolaise ne s’est pas fait attendre. Des moyens de défense même rudimentaires (clous, mitraille…) ont été mobilisés, complétés par des ressources d’essence paranormale. C’est ici que le regard que le mercenaire d’Une saison au Congo porte sur les Noirs croise le témoigne des journalistes français :

 

 

Tournaire et Bouteaud                                                                                                Césaire

Dans les villages, tous les hommes en âge de combattre font appel au Munganga, le féticheur qui sait faire glisser les balles comme eau de pluie sur la peau. Quand ils auront reçu le dawa, ils se sentiront invulnérables. (…) Nous verrons de nos yeux un Noir percé par dix-sept balles de mitrailleuse courir encore pendant cent mètres, (…) Nous recevrons dans nos bras un homme sans tête qui marche.

           LE MERCENAIRE

(…) J’en ai vus ! Morts, ils continuaient à avancer sur vous ! Il fallait les re-tuer dix fois ! On dit que leurs sorciers leur promettent de changer nos balles en eau ! Pan et pan et pan !

 

 

Nous nous limiterons à ces deux exemples mais il en existe bien d’autres brillamment recensés par l’universitaire Suzanne Houyoux (1993) à la faveur d’une édition commentée de Une saison au Congo. Cette étude révèle que Césaire a procédé, pour écrire sa pièce à une reformulation des données provenant de différents départements du savoir, historique, anthropologique, linguistique… La question qui se pose alors est celle de la réception de la pièce à la lumière de certaines polémiques enregistrées de nos jours. Certains esprits ont pu s’offusquer de l’image prétendument désastreuse de Lumumba, du Congo et de ses habitants qu’accrédite cette pièce ou sa mise en scène. Sans entrer dans les méandres d’un tel débat, efforçons-nous de dire que Césaire n’a assurément pas eu la volonté de faire une œuvre hagiographique, pas plus que contemptrice d’ailleurs.  Pour tout dire, l’auteur s’est contenté de tremper ses pinceaux dans l’encre de la vérité artistique. Il s’est employé à transfigurer la prose de la vie colonisée par la fulgurance poétique de son génie créateur. Cette transmutation est facilement lisible dans le traitement du sujet qui polarise bien de commentaires indignés : la bière et les femmes.

Dès l’ouverture le personnage de Lumumba est  grimé en « bonimenteur » occupé à vanter une bière belge. La bière, comme le jeu, sert en situation coloniale à endormir le peuple, à lui faire oublier son malheur et surtout la cause de celui-ci. Pourtant Césaire use de l’éloquence persuasive du bonimenteur vantant les vertus de la bière « polar » dont le pouvoir colonial, au-delà de tout marketing indépendant, tient personnellement à favoriser la consommation par les indigènes du Congo belge. La bière est le moteur d’une vitalité qui réunit dans un même élan délétère le politique, l’économique, le social… Et c’est pour cette raison que le dramaturge instille le doute dans l’esprit de ses personnages, au début de l’acte 2, quant à la pertinence du choix de ce lieu pour le déroulement de l’action dramatique. Dans une interprétation immédiate, il s’agit de savoir si les protagonistes d’un grand destin, tel Lumumba ou même Mokutu, peuvent continuer, comme par le passé, à fréquenter les « bouges  de Léopoldville » de leur jeunesse. A cette interrogation, Césaire fait répondre par le truchement de Lumumba : le « bar africain » n’est rien d’autre que l’allégorie d’un Congo « entré en décomposition » du fait de l’asservissement colonial. Le devoir de l’élite est d’être solidaire de ce Congo-là.  C’est au demeurant à deux « tournées » de bière, que Lumumba devra, par-delà l’effet stupéfiant de son éloquence naturelle sur ses geôliers, d’être élargi de la prison militaire de Thysville (Acte 3, scène 1). Bien mieux, ce même décor, le « bar africain », modulé au mieux en « boîte de nuit : le Club de l’Elite » est loin d’avoir une signification exclusivement hédoniste. Lumumba, libéré de prison, en fait en effet son « quartier général », autrement dit le lieu d’où il va désormais énoncer des propos à valeur testamentaire.

Enfin, faut-il s’offusquer de ce que la pièce fraye avec l’ode à la femme non mariée, la ndumba au sens propre, dans un contexte de lascivité entretenue par la rumba congolaise ? La célébration de la coquetterie légendaire des femmes de Léopoldville étant un grand classique de la chanson congolaise, Césaire ne s’est pas privé d’en ponctuer sa pièce. Plutôt que de s’en scandaliser, il faut se souvenir que l’écrivain martiniquais a lu les anthropologues et qu’il a compris à quel point ce phénomène est corrélé à une réalité sociologique incontestable, à savoir la désintégration des structures sociales traditionnelles sous la colonisation qui a eu pour effet de propulser au premier plan la femme non mariée, érigée en modèle de toute femme qui se voudrait « libérée ». C’est dire que l’artiste n’a pas cherché à humilier le féminin. Il a au contraire tenu à restituer les femmes dans la lumière salvatrice d’une authenticité humaine grâce à laquelle elles paraissent avoir mieux compris que leurs pairs masculins la portée et la grandeur du sacrifice christique de Lumumba.

Les metteurs en scène successifs d’Une saison au Congo ont, chacun avec sa sensibilité, tenu à proposer à leur public une interprétation puisée au plus près des postulats césairiens rapidement résumés ici. Il n’y a aucune raison de leur jeter la pierre.

Prof Emmanuel Mateso Locha